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Ceci est ma réponse au texte publié à la rubrique ‘Débats’ du quotidien de Montréal La Presse du 30 juillet 2020 intitulé ‘Aéronautique: qu’attend le Canada pour maintenir notre place?’ signé par monsieur Nabil R. Saad
Ingénieur, conseiller d’affaires principal chez Inno-centre, expert du secteur aéronautique
En tout premier lieu, je voudrai corriger dans le texte de monsieur Nabil, deux inexactitudes répétées depuis des années par les représentants de l’industrie mais aussi des milieux politique et associatif et qui me fatiguent depuis bien longtemps.
En premier lieu, l’affirmation voulant que le Canada compte 215 000 emplois en aérospatiale est quelque peu exagérée. Ce chiffre faramineux découle de la façon dont l’Association des industries aérospatiales du Canada ou AIAC (Aerospace Industries Association of Canada) dénombre le nombre d’emplois en aérospatiale au Canada. Ces chiffres incluent aussi les emplois du secteur de la défense non-aérospatiale et si, une entreprise est inscrite comme aérospatiale même si seulement une partie de ses employés s’y consacrent, l’ensemble des employés sera comptabilisé.
D’ailleurs, il est reconnu de tous que le secteur aérospatial emploie environ 43 000 personnes au Québec et que le Québec représente au minimum 50% du total canadien. De là , il est facile de conclure que l’emploi aérospatial au Canada regroupe moins de 100 000 travailleurs.
En second lieu, l’affirmation que Montréal est la troisième ville aérospatiale au monde est largement exagérée.
C’est oublier des clusters aérospatiaux importants comme Paris ou Los Angeles qui passent inaperçus aux yeux des non-initiés car aucun avion n’en décolle bien qu’en Californie y soient encore assemblés les drones NorthropGrumman Global Hawk, les hélicoptères Robinson et, bientôt, le bombardier furtif NorthropGrumman B-21. Il est vrai que la Californie est loin de l’époque où les avionneurs Douglas, Convair, Lockhheed, North American, Boeing y construisirent tant d’avions des DC-3 au C-17A en passant depuis 1945 par les DC-6, DC-7, DC-8, DC-9, DC-10, MD-80, MD-11, MD-95, 717, CV-880, CV-990, L-049, L-749, L-1049, L-1011, A-3, A-4, F-5, F-100, F-102, F-106, C-54, C-78, C-124, C-133, XB-70, B-1B, U-2, SR-71, KC-10, S-3, T-38, JetStar, sans oublier la Space Shuttle, une grande partie des fusées des programmes Mercury, Gemini et Apollo et des kyrielles de satellites….
Si la région de Seattle dans l’état de Washington, terre de Boeing, avionneur numéro un au monde, compte environ 100 000 postes dans l’aérospatiale, dans la région de Long Beach-Los Angeles-Anaheim 85 000 personnes oeuvrent dans l’aérospatial, 75 000 dans celle de Dallas-Fort-Worth-Arlingten, 65 000 dans celle de New York-Newark-New Jersey et 49 000 dans celle d’Atlanta-Sandy Springs- Roswell.
Ceci dit, certains prétendent que toute puissance aérospatiale a besoin de programmes phares.
Au Canada dans les années 1980 et particulièrement 1990, le Canada affichait un certain nombre de programmes en développement : Challenger 600, Canadair Regional Jet (CRJ), Dash8-400, Continental devenu Challenger 300, Learjet 60, Bell 400, Global Express sans oublier les turbines aéronautiques de Pratt & Whitney Canada et le Canadarm.
Les années 2000 virent le développement des Bell 407, 427 et 429 mais surtout celui de versions dérivées ou améliorées de modèles existants : CRJ-700, CRJ-900, CRJ-1000, Global Express XRS, Global 5000, tout comme les années 2010, celui des Challenger 350 et Global 7500 et 8000.
La seule nouveauté fut le CSeries lancé officiellement en juillet 2008 au Salon de Farnborough même si l’idée d’un biréacté de cent places qui cogitait depuis longtemps dans l’esprit des Beaudoin, fut présentée au Salon de Farnborough sous la forme du BRJ-X.
Ces temps sont résolus mais pas seulement au Canada alors que l’avenir même d’Embraer comme constructeur national brésilien est menacé et que celui de Mitsubishi Regional Jet est encore plus douteux.
Dans les années 1960, on comptait huit constructeurs d’avions de ligne : les américaines Convair, Boeing Lockheed et Douglas; les britanniques Hawker Siddeley et British Aircraft Corporation; la française Sud-Aviation et la néerlandaise Fokker. Dans les années 1980, ils n’étaient plus que six : les américaines Boeing, Lockheed, McDonnell Douglas; la franco-germano-ibéro-britannique Airbus; la néerlandaise Fokker et la britannique British Aerospace Corporation; dans les années 2000, quatre : l’américaine Boeing, la franco-germano-espagnole Airbus; la canadienne Bombardier et la brésilienne Embraer et actuellement, plus que trois : Boeing, Airbus et Embraer.
Du côté des constructeurs d’avions militaires, l’hécatombe fut encore plus marquée.
La disparition de Fairchild, Republic, Grumman, Martin, Vought, North American, McDonnell, Douglas, General Dynamics, … à tel point qu’il ne reste plus que les américaines Boeing, Lockheed Martin et Northrop Grumman, la franco-germano-espagnole Airbus; la française Dassault Aviation et la Suédoise Saab.
Il en est de même avec le nombre de joueurs dans l’industrie aérospatiale.
Une vague de fusions et de rachats a déferlé aussi bien parmi les avionneurs que chez les motoristes, électroniciens qu’équipementiers. Ont été absorbé McDonnell Douglas, Martin Marietta, Grumman, Sikorsky, Goodrich, Esterline, Zodiac, UT Aerospace Systems, Rockwell Collins,…
Il ne reste plus que des géants dans la construction d’aéronefs : Boeing, Airbus, LockheedMartin, Leonardo et, dans une certaine mesure, BAE Systems. D’autres font partie de plus grandes entités : Sikorsky chez Lockheed Martin, Bell Helicopter, Cessna et Beechcraft chez Textron, Dassault Falcon chez Groupe Dassault, Gulfstream chez General Dynamics,…
Il n’y a plus de place pour des avionneurs de la taille de Bombardier et d’Embraer dans le marché aérospatial du 21ième siècle. L’exception est Dassault Aviation qui, en dépit de ses excellents produits, est soutenu par l’État français à coup de commandes d’avions de combat Rafale sans appel d’offres (RFP) et contrats de développements comme celui du Système de Combat Aérien du Futur (SCAF) ou Future Combat Air System (FCAS).
Suivi comme journaliste et analyste l’industrie aérospatiale québécoise depuis 1993, j’ai connu les débuts du CRJ qui n’était rien d’autre qu’un bizjet Challenger rallongé selon une idée de Dassault pensée quelques années auparavant, la montée en puissance de Bell Helicopter Textron Canada et les lancements du Global Express et du Continental devenu le Challenger 350. Ces programmes, sans oublier les turbines de la discrète mais efficace Pratt & Whitney Canada, portaient l’industrie. Mais rapidement, une complaisance s’installa puis surgit l’idée dévoilée au Salon de Farnborough 1998, celle du BRJ-X, l’ancêtre du CSeries. Puis au fil des ans, l’industrie mais aussi le milieu associatif et les responsables gouvernementaux n’eurent d’yeux et de pensées que pour le réacté de cent places de Bombardier devenu CSeries. J’ai alors posé des questions, émis des doutes comme d’autres analystes mais aussitôt, nous passions pour des idiots, pire des traitres….
Du côté de chez Bell Helicopter Canada, il y eu l’erreur de ne pas aller de l’avant avec l’italienne Augusta avec le biturbine moyen tonnage AB139 devenu AW139 et de dépendre un peu trop de très bons modèles maison qui commençaient à dater. L’industrie resta braquée sur le CSeries et de persister. Bombardier négligea les Challenger dont les origines du 650 remontent à la fin des années 1970 et les CRJ dont les premiers exemplaires avaient volé à la fin des années 1980. Ne parlons de Learjet, acquis par Bombardier en 1990, que Bombardier aura sapé, ses livraisons étant passé de 133 jets en 2000 à 13 en 2019. Quand Bombardier se décidera enfin à vendre Learjet à son voisin de Wichita, au Kansas, Textron Aviation regroupant Beechcraft et Cessna.
Avant de financer l’industrie aérospatiale, il faut trouver des programmes d’avenir.
C’est fini pour le Québec le temps de se lancer dans un nouveau programme commercial. D’ailleurs, tout comme l’Airbus A380, le CSeries n’a pas été lancé à partir d’un plan d’affaires très solide. C’est le moins que je puisse dire. Cela a même frisé l’aveuglement.
Le Québec doit se concentrer sur le lancement de nouvelles plateformes dans les secteurs des jets d’affaires et des hélicoptères civils de petit et moyen gabarits et de sous-ensembles ou de systèmes dans l’aviation civile et militaire et dans le spatial.
Financer le CS500 devenu l’Airbus A220-500? Non. Airbus a reçu le programme gratuitement ainsi que la chaine de montage de Mobile, en Alabama, c’est assez. Si Airbus veut de l’A220-500, que le constructeur en finance le développement sur ses fonds propres.
Donner un coup de pouce à Bombardier après les milliards de dollars engloutis en vain dans le CSeries? Peut-être pour le lancement si attendu des successeurs à ses Challenger 350 et 650 qui datent.
Soutenir Bell Helicopter Textron Canada pour un remplaçant au 206L et au 412? Pourquoi pas puisque la France a, sans vergogne, financé le développement de l’Airbus Helicopters H160 puis passer commande sans appel d’offres pour l’État français d’un bon nombre d’H160, H135 et Caracal d’Airbus Helicopters.
Financer Pratt & Whitney Canada? Deux fois oui, pour de la recherche fondamentale dont elle est championne, pour le développement de futurs moteurs.
À partir de là des équipementiers comme HerouxDevtek, Meloche et autres profiteraient de contrats de sous-traitance.
Finalement, aligner les entreprises québécoises afin de se placer sur les prochains grands programmes civils (remplaçant du 737, du 757, du 767) et militaires américains en profitant des contrats qu’Ottawa octroiera dans les prochaines années: remplacement des F-18, des CC-150 et des CP-140 (P-3) de l’Aviation royale canadienne (ARC-RCAF). HerouxDevtek pour ne citer que cette entreprise québécoise, gérée avec talent, a su placer ses produits sur, entre autres, les Boeing F-18E/F, le 777X et même le MQ-25A qui représente l’avenir en terme de ravitaillement en vol et les Lockheed Martin C-130J et Sikorsky CH-53K.
Et les sous-traitants de l’industrie aérospatiale québécoise doivent se tourner à fonds vers la plus grande industrie aérospatiale du monde qui contrairement à d’autres, rappelez-vous du coup de la motorisation de l’Airbus A400M dont P&WC fut éliminé dès le début au profit d’un moteur de papier Franco-germano-espagnol-britannique. Mais, je le répète, les représentants associatifs et gouvernementaux doivent connaître à fonds ce marché et créer des liens forts au sud du 45ième parallèle et ne pas se faire balader par les petits cousins aux grandes promesses d’investissements au Québec, jamais réalisées: Thales (Sextant), Turbomeca, TechSpace,…
Il est essentiel que les représentants associatifs et gouvernementaux de l’industrie aérospatiale québécoise regardent un peu moins vers la France et beaucoup plus vers les États-Unis et du même coup, apprendre l’anglais, cela aide beaucoup!
Diplômé universitaire en histoire, journalisme et relations publiques, en 1993, Philippe Cauchi amorce une carrière de journalisme, analyste et consultant en aérospatiale. En 2013, il fonde avec Daniel Bordeleau, le site d’information aérospatial Info Aéro Québec.
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