Serge Tremblay, fondateur du Centre d’adaptation de la main d’œuvre aérospatiale au Québec (CAMAQ) en 1983 et son directeur général jusqu’en avril dernier, affirme que la plainte déposée par l’Ordre des ingénieurs du Québec contre la compagnie Bombardier est le résultat d’un anachronisme regrettable : C’est une réalité qui est dépassée dans le domaine de l’aérospatiale… pas besoin d’une corporation pour protéger le public, c’est réglementé.
Un titre confisqué
Monsieur Tremblay explique que dans une entreprise québécoise, toute personne portant le titre d’ingénieur doit obligatoirement être membre de l’Ordre des ingénieurs du Québec. L’aspect le plus anachronique de cette situation est ce que M. Tremblay appelle l’aspect «linguistique» de la question. La loi qui a créé la profession d’ingénieur, en 1964, a réservé ce titre pour décrire les personnes membres de l’Ordre des ingénieurs. Les personnes qui ont étudié le génie mais qui ne sont pas membres de l’Ordre n’ont pas le droit de se faire appeler ingénieur.
Serge Tremblay précise que le Québec est le seul endroit sur terre à avoir réservé le mot «ingénieur» à une corporation professionnelle. Ce n’est pas le cas en Ontario, ni dans les autres provinces canadiennes, ni aux États-Unis, ni en Europe, etc. Bombardier n’aurait donc pas à déménager son centre de recherches au bout du monde; Ottawa suffirait pour le mettre à l’abri de l’Ordre des ingénieurs du Québec. Cette situation a d’ailleurs amené le CAMAQ à modifier ses sondages annuels sur la main d’œuvre, révèle-t-il. On y recense tous les types d’emplois dans l’industrie aérospatiale, sauf les ingénieurs. Ceux-ci sont amalgamés dans une catégorie moins précise appelée «Personnel scientifique».
La protection du public en Pologne ou au Brésil?
Monsieur Tremblay rappelle que les ordres professionnels fonctionnent comme des syndicats et que leur but premier est de protéger les intérêts économiques de leurs membres. Il explique que ces organismes sont les descendants directs des corporations de métiers créées au Moyen-Âge, dont le but était de s’approprier une part plus importante du travail disponible. Cette forme de corporatisme a été largement décriée et c’est ce qui a amené une évolution dans la mission des corporations de métiers, en les poussant à inclure la protection du public dans leurs objectifs. Au Québec, les ordres professionnels du secteur de la santé ont beaucoup développé cet aspect de leur mission et le génie civil a suivi la même voie. Serge Tremblay illustre ainsi ses propos :
Quand on construit un édifice, un hôpital ou un pont, il faut s’assurer de protéger le public. (…) Si on pousse un peu plus loin, on veut protéger le public, ce qui est très bien, mais est-ce que l’Ordre des ingénieurs du Québec peut protéger le public en Pologne? Au Brésil? Si on vend un moteur d’avion à Embraer au Brésil et que l’appareil est vendu en Australie et que l’avion s’écrase en Ukraine, l’Ordre des ingénieurs va faire quoi pour protéger le public.
Une industrie déjà sous haute surveillance
Serge Tremblay explique que l’industrie aérospatiale fonctionne aux limites des connaissances scientifiques et techniques. Si jamais il se produit une défaillance, qui à l’Ordre des ingénieurs pourra dire qu’il y a eu un manquement professionnel en raison, par exemple, de l’utilisation d’un mauvais matériau ou d’une erreur de conception, demande-t-il. Cette expertise, selon M. Tremblay, peut se trouver chez Pratt & Withney Canada et, dans une certaine mesure, chez Transport Canada, mais certainement pas à l’Ordre des ingénieurs du Québec.
Toute la réglementation de l’industrie aéronautique et spatiale est extrêmement contrôlée(…) C’est probablement une des industries les plus sécuritaires parce qu’on s’assure, avant de faire quoi que ce soit, qu’on a effectué tous les tests demandés par une division de Transport Canada ou par la FAA, etc., mais pas par un ordre professionnel. C’est ça le contrôle de la qualité et la protection de la population. Donc la valeur ajoutée [par l’Ordre des ingénieurs] en aérospatial pour protéger le public, il n’y en a pas; au contraire, c’est un coût additionnel qui nous rend moins compétitif.»
Et Serge Tremblay ajoute :
Moi je préfère la situation actuelle plutôt que de passer par l’Ordre des ingénieurs pour faire approuver un avion, un moteur, un train d’atterrissage ou un satellite. Par contre, si je dois me faire opérer à cœur ouvert, je tiens [à ce qu’un ordre professionnel] s’assure que mon chirurgien connaisse les plus récentes technologies et tous les médicaments disponibles. On peut dire la même chose pour la construction d’un pont au Québec, mais en aérospatiale, on ne parle pas du tout des mêmes enjeux.
Serge Tremblay conclut qu’il est urgent que le gouvernement Couillard se penche sur la question. Il souligne que la commission Charbonneau a mis en doute l’efficacité de l’Ordre des ingénieurs en matière d’éthique professionnelle, et il considère que l’Ordre ne joue pas non plus son rôle en s’attaquant au secteur aérospatial. Il termine en affirmant que le mot ingénieur devrait avoir le même sens au Québec, en Belgique, au Luxembourg, en Suisse en France et en Algérie.
Après des études en science politique à l’Université du Québec à Montréal et à l’Institut d’études politiques de Paris, Daniel Bordeleau a entamé une carrière de journaliste qui s’étale sur plus de 35 ans. Il a travaillé principalement pour la Société Radio-Canada où il est d
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