Depuis plusieurs mois, Bombardier mène une intense campagne de relations publiques et de lobbying dans le but d’être invité à participer à un appel d’offres du gouvernement fédéral pour le remplacement des patrouilleurs maritimes Aurora CP-140. Dans son communiqué de presse daté du 6 octobre dernier, l’entreprise montréalaise se dit heureuse que l’Assemblée nationale du Québec ait adopté récemment une motion demandant au gouvernement fédéral de « lancer un processus d’approvisionnement équitable » pour ce contrat.
L’enjeu est en effet de taille. L’achat de 16 patrouilleurs maritimes pourrait coûter aux environs de 9 milliards de dollars. Le problème de Bombardier vient de ce qu’Ottawa est déjà en négociation avec Boeing, pour l’acquisition, sans appel d’offres, d’appareils Poseidon P-8.
L’indignation de Bombardier au sujet de ces négociations dont les termes sont secrets est certainement justifiée. Toutefois, la question fondamentale est de savoir si le Canada serait gagnant en octroyant ce contrat à Bombardier plutôt qu’à Boeing. Plus précisément, quel en serait le coût réel pour les contribuables canadiens? Quelles en seraient les retombées réelles pour l’économie canadienne? Et, finalement, est-ce la meilleure stratégie pour assurer le développement du secteur militaire de Bombardier?
Tout d’abord une petite mise en contexte s’impose. Les patrouilleurs maritimes font partie de la famille des avions-radars. Ils peuvent détecter des avions, des missiles, des drones, des navires et, bien entendu, des sous-marins. Contrairement aux avions-radars conventionnels, on les équipe de missiles, de mines et de torpilles qui leur permettent de détruire un éventuel sous-marin ennemi. Ce sont les seuls avions-radars à être armés.
Bombardier n’a jamais fabriqué de patrouilleurs maritimes, mais ses avions d’affaires Global ont fréquemment été convertis en avions-radars. Parmi les exemples récents, mentionnons le Global Eye de la compagnie Saab, vendu à la Suède et aux Émirats arabes unis. Le gouvernement polonais songerait également à l’acheter. Le E-11A BACN, que la compagnie Northrop Grumman a vendu à la US Air force, est aussi un Global modifié.
On notera que, dans la plupart des cas, ce sont de gros manufacturiers d’équipements militaires qui obtiennent le genre de contrats que représentent les patrouilleurs maritimes, et non pas des fabricants d’avions d’affaires. La raison en est bien simple. Les patrouilleurs maritimes comme ceux qu’Ottawa veut acheter se vendent aux environs de 500 millions de dollars chacun. Le coût de l’avion lui-même ne s’élève qu’à une centaine de millions; le gros du budget va à l’achat de l’équipement électronique et de l’armement.
Le but premier de Bombardier est donc de devenir l’entreprise à qui l’on octroie le contrat principal plutôt qu’un simple sous-traitant. C’est évidemment un rôle beaucoup plus lucratif. L’avionneur affirme haut et fort qu’il peut présenter une offre aussi intéressante que celle de Boeing. Examinons cette affirmation de plus près.
Sur le coût de l’avion lui-même, il ne fait aucun doute que Bombardier peut y arriver. L’avion d’affaires Global 6500 est beaucoup plus petit que le Boeing 737 NG que propose son concurrent. Il sera donc moins cher à fabriquer. Sauf que cet avion ne constitue que 20 % du coût total du projet. L’équipement électronique et les systèmes d’armement, qui représentent 80 % du coût, seront au même prix pour les deux concurrents. À moins que, peut-être, les fournisseurs de Bombardier ne lui accordent des réductions de prix supérieures à celles que Boeing peut obtenir des siens…
La véritable question, et qui n’est jamais abordée, c’est comment Bombardier va financer la recherche et le développement nécessaires à la mise au point de son patrouilleur maritime. La transformation du Global 6500 en avion militaire va nécessiter un énorme investissement en R&D. Bombardier investit déjà chaque année quelques centaines de millions en R&D pour développer de nouveaux avions. Mais est-ce que ce montant sera suffisant pour mettre au point un patrouilleur maritime?
En effet, pour accueillir les deux tonnes de torpilles, de mines et de missiles souhaités par les Forces armées canadiennes, il faudra modifier la structure du fuselage ainsi que celle des ailes de l’avion. Peut-être sera-t-il également nécessaire de remplacer les moteurs actuels par de plus puissants. Rien n’est impossible, mais tout a un prix. Boeing de son côté n’a rien à budgéter à ce chapitre puisque tous les investissements nécessaires au développement du Poseidon P-8 ont été amortis depuis longtemps.
Pour en arriver à offrir un prix concurrentiel au gouvernement canadien, Bombardier va probablement avoir besoin d’aide. Ses actionnaires refuseront certainement que la compagnie émette de nouvelles actions ou effectue de nouveaux emprunts pour financer ce projet risqué. Il ne reste alors qu’une seule solution : demander une subvention importante au gouvernement fédéral. Après tout ses concurrents français qui veulent eux aussi développer un patrouilleur maritime vont eux aussi bénéficier d’une aide publique importante. Boeing de son côté aurait bénéficié d’une aide de plusieurs milliards de dollars américains pour développer le Poseidon P-8.
De plus Pour justifier cette aide, Bombardier pourra affirmer, comme elle le fait déjà dans son communiqué de presse du 6 octobre, que cette aide « générera ultimement une valeur et des performances supérieures tout en ayant un impact économique à long terme plus élevé pour les Canadiens. » Mais est-ce bien le cas?
Bombardier n’a pas été très transparent sur l’importance des retombées économiques de son projet au Canada et au Québec. Ce qui est certain, c’est que l’avion d’affaires Global 6500 sera fabriqué à Toronto et que plusieurs dizaines de sous-traitants un peu partout au Canada y contribueront, comme c’est le cas actuellement.
Par contre Bombardier vient d’installer le nouveau siège social de sa division militaire à Wichita au Kansas. C’est également dans cette ville américaine que se fera la transformation des avions d’affaires en avions militaires. De plus, une grande partie de l’équipement électronique et de l’armement viendront des États‑Unis. On peut donc se demander quelle part des 500 millions que coûtera chaque patrouilleur maritime sera vraiment dépensée au Canada?
La question du calendrier est également très importante. Les Forces armées canadiennes ont prévu lancer l’appel d’offres pour les patrouilleurs maritimes en 2024; les soumissions devaient être déposées en 2027 et les avions, livrés en 2030. Toutefois, Boeing a chamboulé cet échéancier puisque la chaîne de production du Poseidon P-8 sera arrêtée en 2025 faute de contrat si de nouveaux acheteurs ne se présentent pas prochainement. Pas question que Boeing attende la fin de la décennie pour le faire, ce qui explique les négociations en cours avec le gouvernement fédéral.
Accepter la demande de Bombardier de lancer un appel d’offres formel signifierait qu’Ottawa renonce à voir Boeing participer à ce projet. Ce désistement serait une excellente nouvelle pour Bombardier qui, si rien ne change, pourrait devenir pratiquement le seul soumissionnaire pour cet important contrat. En effet, en ce moment, seul Kawazaki fabrique un patrouilleur maritime, le P-1, mais qui n’est en service qu’au Japon. La France doit renouveler ses 22 patrouilleurs maritimes Atlantique-2 dans les prochaines années et elle a invité les compagnies Airbus Defence and Space ainsi que Dassault aviation, mais pas Bombardier, à lui faire des propositions.
Évidemment le gagnant du concours français sera intéressé par le contrat canadien et viendra ainsi concurrencer Bombardier. Sauf qu’il serait politiquement suicidaire pour le gouvernement fédéral d’octroyer le contrat à une compagnie française après avoir donné à Bombardier des subventions de R&D de plusieurs centaines de millions. Donc il ne pourra pas y avoir d’appel d’offre ouvert et impartial.
La dernière question, et non la moindre, est de se demander si l’utilisation par Bombardier d’une éventuelle commande de patrouilleurs maritime pour relancer sa division militaire est une bonne stratégie. Il y a un marché important pour le remplacement des vieux avions-radars conventionnels, cela ne fait aucun doute. On en compte quelques centaines en service dans les pays occidentaux et plusieurs arrivent en fin de vie. Il y a là un marché intéressant à conquérir, ce qui n’est pas le cas des patrouilleurs maritimes pour lesquels les ventes potentielles semblent extrêmement limitées, comme le prouve la décision de Boeing d’arrêter la production du Poseidon P-8.
En effet, la plupart des pays importants qui souhaitaient acheter de nouveaux patrouilleurs maritimes l’ont déjà fait récemment et ils ont tous choisi le Poseidon P-8 de Boeing. C’est le cas des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de la Norvège, de l’Inde, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de la Corée du Sud. Parmi les pays occidentaux importants qui ne l’ont pas encore fait, il ne reste que le Canada et la France.
Plutôt que de concentrer ses efforts sur un créneau déjà saturé, Bombardier devrait chercher un marché plus prometteur. La guerre en Ukraine a montré l’importance considérable que les drones prendront dans les guerres du futur. Tous les avions‑radars peuvent repérer et guider des drones, mais tous ne le font pas avec la même efficacité. Est-ce que Bombardier pourrait mettre au point un meilleur avion‑radar, optimisé pour détecter et guider des drones? C’est ce que toutes les forces armées du monde recherchent actuellement. Développer un tel avion pourrait permettre de faire décoller la division militaire de Bombardier…
Auteur de Bombardier, La chute d’un géant, Fides, 2021. Également journaliste retraité de Radio-Canada
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