MONTRÉAL – Nombre de mots : 1800 – Temps de lecture : 7 minutes. Jeudi, le 21 décembre 2017, cela ne fut pas sans grande surprise que j’apprenais du confrère Robert Wall par son article du quotidien américain ‘The Wall Street Journal’ que le géant de l’aérospatiale et de la défense américain Boeing de Chicago et le constructeur aéronautique brésilien Embraer de Sao José dos Campos avaient entamé des discussions afin d’envisager une fusion.
Dès l’annonce en octobre dernier, de la prise de contrôle du programme C Series par l’avionneur franco-germano-espagnol Airbus qui m’avait pris par surprise, je souhaitais que Boeing, numéro un mondial de l’aérospatiale et numéro deux de la défense, s’empare de la division ‘Commercial Aviation‘ de l’avionneur brésilien Embraer.
Un peu plus de deux mois après l’annonce de l’alliance entre Airbus et le canadien Bombardier, Boeing et Embraer, respectivement numéro un et trois mondial sur le marché de l’aviation commerciale, annonçaient la tenue de discussions en vue d’un éventuel rapprochement de leurs activités. Comme le qualifia la presse française, c’est ‘la réponse du berger à la bergère’.
Mais selon les rapports de presse, Boeing vise mettre la main sur la totalité d’Embraer car cette entreprise est plus que les jets de transport régional ERJ-Jets, E-Jets et E-Jets E2, version remotorisée avec des Pratt & Whitney Pure Power PW1000G et équipée d’une nouvelle aile, de nouveaux trains d’atterrissage, d’une suite avionique dernier-cri Honeywell Primus Epic 2 et de commandes électriques Moog de l’E-Jets.
Embraer c’est aussi Embraer Executive Jets et ses jets d’affaires Phenom, Legacy et Lineage mais aussi Embraer Defense & Security et ses avions militaires dédiés comme le monoturboprulsé A-29 Super Tucano offert en version d’entraînement et d’attaques au sol et le bi réacté à aile haute KC-390 de transport tactique mais aussi des versions de transport VIP, sanitaire ou de guerre électronique (SIGINT), de patrouille maritime  et de surveillance (AEW&C) de ses jets d’affaires et de transport régional sans oublier des systèmes de communications, d’ISR, de C4ISR, de contrôle des frontières et des simulateurs.
Boeing et Embraer ne sont pas des inconnus parce que ces deux avionneurs ont déjà travaillé ensemble dans le militaire sur le programme KC-390 et dans le civil, sur la sécurité des pistes et les éco-carburants, un E-170 ayant rejoint, pour une série de vols d’essais tenus en novembre 2016, le programme de Boeing d’ecoDemonstrator après un 737-800, un 757-200, un 787-8 et bientôt un 777F.
Certes, il fallait s’attendre à une opposition du Brésil qui s’est aussitôt matérialisée par la prise de position du président brésilien Michel Temer et de son ministre de la Défense, Raul Jungmann. Sensibilité nationale oblige, la reprise du secteur militaire d’Embraer agace au Brésil. Monsieur Tener serait favorable à une injection de liquidités alors que monsieur Jungmann serait davantage favorable à un accord qui permettrait de préserver un contrôle local de l’entreprise et qui enverrait un représentant au conseil d’administration d’Embraer.
Il n’en reste pas moins qu’à  la fin des années 1990, Embraer s’était ouvert au capital étranger pendant quelques années. Ainsi les français Dassault Aviation, Snecma, Thomson-CSF renommé Thales en décembre 2000 et Aerospatiale Matra intégré dans EADS en 2000 devenu Airbus en 2014, avaient acquis 20 % de son capital.
Cet intérêt de l’industrie aérospatiale française pour l’avionneur brésilien semble ne jamais s’être tari car avant de s’intéresser à Bombardier en 2015, Airbus était davantage attiré par Embraer. Quant à la division Embraer Executive Aircraft, elle est devenue au fil des ans de plus en plus américaine. D’ailleurs, depuis le début, la majorité des systèmes de ces jets d’affaires est d’origine américaine et depuis l’ouverture du hall d’assemblage de Melbourne, en Floride, tous les modèles de Phenom y sont assemblés ainsi qu’un nombre croissant de Legacy.
Rappelons qu’Embraer pour Empresa Brasileira de Aeronáutica fondé en 1969 et privatisé en 1994, est né d’une initiative du gouvernement brésilien parmi un projet stratégique pour implanter une industrie aéronautique au Brésil, dans un contexte de politiques de substitution aux importations.
Le secteur aéronautique demeure hautement stratégique pour le Brésil, même si celui-ci est désespérément à la recherche de nouveaux capitaux pour remplir ses caisses vidées par deux années de récession.
Employant 18000 personnes et d’une capitalisation de 3,7 milliards de dollars américains, Embraer a enregistré des ventes de 6,8 milliards de dollars américains en 2016 contre 7,96 en 2014 et a livré 108 avions commerciaux et 117 jets d’affaires, chiffres d’affaires et de livraison en recul. L’avionneur de San José dos Santos affiche un carnet de commandes de 437 avions commerciaux, estimé à 18,8 milliards de dollars (défense et aviation d’affaires incluses). Depuis sa création, Embraer a livré plus 8,000 aéronefs et domine le marché des avions commerciaux de moins de 150 places.
Lancée dans les années 2000, la gamme des jets régionaux E-Jets se taille la part du lion face à Bombardier, avec 1.400 avions livrés et a récidivé depuis en lançant sa nouvelle gamme E-Jets E2, qui totalise 285 commandes fermes et 297 options.
Qui aurait anticipé un tel chamboulement dans le secteur de la construction d’avions commerciaux, le dernier grand mouvement remontant à 1997 par la fusion des américains Boeing de Seattle et McDonnell Douglas de Saint-Louis.
Il en est maintenant fini de l’ère des deux grands et des deux plus petits sur le marché de la construction d’avions commerciaux.
Une alliance américano-brésilienne gagnant-gagnant.
Quoique lourdement encouragée par les gouvernements d’Ottawa et de Québec, la prise de contrôle par Airbus du C Series de Bombardier et certainement, bientôt de toute la division Avions commerciaux de l’avionneur québécois, a été une surprise totale pour l’industrie et a totalement changé la donne.
Pour Embraer, la question est de savoir comment l’avionneur brésilien pourrait-il affronter seul Bombardier, soutenu par Airbus et son effet de gamme, son financement étatique, ses pressions politiques et commerciales.
De toute évidence, Embraer a besoin de Boeing pour affronter Bombardier maintenant porté, pour ne pas dire plus par le mastodonte Airbus qui compte bien utiliser sa puissance de feu commerciale et marketing pour relancer les ventes anémiques du C Series, concurrent des plus gros E-Jets E2 d’Embraer dont l’entrée en service est attendue à partir de 2018. En avril 2018 est prévue l’entrée en service de l’E-190 E2 suivie au second semestre de 2019 de l’E-195 E2 et en 2021, de l’E-175.
De plus l’intégration d’Embraer Defense & Security à Boeing Defense, Space & Security lui ouvrirait de nouveaux horizons par le soutien commercial du géant américain.
Pour Boeing, un accord avec Embraer serait l’occasion d’enfin réaliser ce qu’il avait essayé d’accomplir en rachetant en 1986 du gouvernement fédéral canadien, l’avionneur De Havilland de Toronto: offrir une gamme complète d’avions commerciaux : à l’époque du Dash8-200 de 40 places au 747-400 de 416 places et maintenant avec Embraer : du E-175 E2 de 80 places au 747-8I de 410 places ou 777-9 de 414 places.
En intégrant la gamme E2-Jets d’Embraer qui inclut l’Embraer E175-E2 de 80 à 90 passagers, l’E190-E2 de 97 à 114 passagers et l’E195-E2 de 126 à 146 passagers, Boeing augmenterait vers le bas soit au-dessous du 737MAX7, son offre de monocouloirs et proposerait un concurrent aux deux déclinaisons du CSeries, les CS100 et CS300.
Mais aussi, un rapprochement avec l’avionneur brésilien, lui permettrait de concrétiser son désir d’entrer dans le marché des avions de transport régional de 12 à 50 places. En avril 2017, l’avionneur américain a rendu public ses intentions de développer un démonstrateur d’avion hybride électrique en investissant dans la start-up de Kirkland, dans l’État de Washington, Zunum Aero souhaitant faire voler, d’ici 2019 ou 2020, un prototype d’avion de transport régional hybride électrique de 19 places capable de franchir 700NM (1300km).
L’union de Boeing et Embraer donnerait naissance à un mastodonte dont les ventes annuelles dépasseraient les 100 milliards de dollars américains contre 79 milliards pour Airbus.
Sous un même toit, seraient réunis les avions de ligne 737, 747, 787, 777, les avions de combat F-15 et F-18, les drones, satellites et lanceurs spatiaux de Boeing et les avions de transport régional E2-Jets, les avions d’affaires Phenom, Legacy et Lineage et les avions militaires dédiés A-29 Super Tucano et KC390 ainsi que toutes les déclinaisons spécialisées des avions commerciaux et d’affaires d’Embraer destinées aux forces armées.
Ces alliances, fusions ou prises de contrôle ne font qu’en fait suivre la tendance.
Les années 1990 ont vu particulièrement dans le secteur militaire de grands rapprochements : Northrop racheta Grumman en avril 1994, Boeing acheta North American Rockwell, le constructeur du bombardier stratégique B-1B Lancer, en août 1996 puis fusionna avec McDonnell Douglas en décembre 1996 essentiellement pour ses activités militaires et spatiales, Lockheed mettra la main sur la division avions militaires de General Dynamics qui construit les F-16, située à Fort Worth, au Texas en mars 1993 puis fusionnera avec Marietta en mars 1995. Par contre en juillet 1998, Lockheed Martin abandonnait sa tentative de rachat de NorthropGrumman suite à l’opposition du gouvernement américain.
Les années 2010 connaissent aussi de grands regroupements. En juillet 2012, United Technologies (UTC) mettait la main sur l’équipementier Goodrich pour 18 milliards de dollars américains. En février 2015, Orbital ATK reprenait Alliant Techsystems puis en mai, Harris gobait Excelis et en novembre, UTC vendait pour 9 milliards de dollars américains, l’hélicoptériste géant Sikorsky au numéro un mondial de la défense Lockheed Martin. En janvier 2016, Bershire Hathaway mettait la main pour quelques 37 milliards de dollars américains Precision Castparts.
L’année 2017 sera marquée par la reprise de B/E Aerospace par Rockwell Collins en avril et celle d’Orbital ATK par NorthropGrumman ainsi que celle de Rockwell Collins par UTC pour 30 milliards de dollars américains en septembre et finalement celle de la française Zodiac Aerospace par sa compatriote Safran en décembre sans oublier la prise de contrôle du programme C Series par Airbus en septembre.
À l’instar de toutes autres industries et particulièrement de l’industrie automobile, la consolidation dans l’industrie aérospatiale a pris du temps à se mettre en marche mais est inexorable.
Dans les années 1960 et 1970, les américains Boeing (707, 720, 727, 737, 747), Convair (880, 990 Coronado), Douglas (DC-8, DC-9) et Lockheed (L-1011 TriStar), les français Dassault (Mercure) et Sud Aviation/Aérospatiale (Caravelle, Concorde), les Britanniques British Aircraft (BAC-111, Concorde), Hawker Siddeley (Trident) et Vickers-Armstrong (Vanguard, VC-10) et le Néerlandais Fokker (F27 Friendship, F28 Fellowship) construisaient des avions commerciaux. À la fin des 1990, il ne restait que Boeing auxquels se sont ajoutés Airbus avec l’entrée en service en 1974 de l’A300B2, Embraer en 1973 avec celle de l’EMB 110 Bandeirente et Bombardier en 1992 avec celle du CRJ-100.
Le rapprochement de Boeing et d’Embraer est la riposte logique à la prise de contrôle du C Series par Bombardier et aux ambitions chinoises et russes dans le marché des avions commerciaux.
Diplômé universitaire en histoire, journalisme et relations publiques, en 1993, Philippe Cauchi amorce une carrière de journalisme, analyste et consultant en aérospatiale. En 2013, il fonde avec Daniel Bordeleau, le site d’information aérospatial Info Aéro Québec.
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