MONTRÉAL – Bien que la présidente de Lockheed Martin, constructeur du F-35, madame Maryllin Hewson semble rassurée sur la situation en Turquie, au lendemain du coup d’état du 15 juillet dernier, les choses ne semblent pas si simples.
Pour Lockheed Martin, la Turquie est un important client avec un parc de 158 chasseurs F-16C Fighting Falcon, de 15 avions de transport C-130B/E Hercules, de 70 Sikorsky S-70 ainsi que de systèmes sophistiqués tels que le Lantirn et le Sniper, des missiles Hellfire. Mais, encore plus important, ce pays à cheval sur l’Europe et l’Asie, partenaire majeur dans le programme d’avions de combat Joint Strike Fighter (JSF), a passé commande de 100 F-35 Lighting II mais aussi d’au moins 109 Sikorsky S-70 et devrait obtenir l’établissement d’une chaine de montage qui pourrait à terme assembler jusqu’à 600 S-70 pour la Turquie et des clients tiers.
La Turquie devrait recevoir son premier F-35 en 2017.
Membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) depuis 1952, la Turquie a été longtemps les oreilles de ses membres sur tout le bloc soviétique ainsi que l’hôte d’une base avancée d’une importante capitale, Incirlik AB, située dans le sud du pays aux abords d’Adana. Y décollèrent entre autres à partir de 1956 les avions espions Lockheed U-2 Dragon Lady survolant l’URSS durant la Guerre froide dont celui de Gary Powers qui sera abattu le 1er mai 1960 au-dessus du territoire soviétique. Elle servira aussi d’escale indispensable pour les avions militaires lors de la Première et Seconde guerre du Golfe. Actuellement y sont entreposées au moins 50 des 180 bombes nucléaires tactiques américaine B61 stationnées en Europe. D’Incirlik décollent tous les jours chasseurs, bombardiers et ravitailleurs luttant contre les forces de l’État Islamique, celle-ci étant à seulement 100 miles nautiques d’Alep, en Syrie, centre névralgique de Daesch.
Ainsi dix entreprises aéronautiques turques sont fortement impliquées dans la production du F-35 et de son moteur le Pratt & Whitney F135. Il s’agit de pièces structurelles, de câblage et d’éléments des trains d’atterrissage d’une valeur de plus de 12 milliards de dollars américains.
Turkish Aerospace Industries collabore avec NorthropGrumman à la fabrication du tronçon central du fuselage, de panneaux de fuselage et de voilure en composite et de portes de la soute à armement du F-35. Roketsan et Tubitake-SAGE développe le SOM, une petit missile de croisière qui pourra être larguée de la soute du F-35.
Ainsi une semaine après ce coup d’état manqué, l’état d’urgence a été imposé par le président Recep Tayyip Erdogan qui a fait arrêter plus de 20 000 militaires et fonctionnaires dont un bon nombre de juristes.
Richard Aboulafia, vice-président du Teal Group de Fairfax, en Virginie, craint un glissement de la Turquie vers un ‘autoritarisme teinté d’Islamisme’. Il ajoute que ‘l’arrestation de milliers de militaires turcs indique un glissement des priorités gouvernementales vers la sécurité intérieure au détriment de la défense nationale’.
Les gestes d’Erdogan qui ont suivi la tentative de coup d’état ont déjà refroidi les relations de la Turquie non seulement avec les États-Unis mais aussi avec des pays européens clients du F-35.
La furtivité du F-35 ainsi que la sophistication de ses systèmes électroniques et de ses systèmes d’armes inquiètent Washington craignant que ses technologies de pointe ne tombent dans de mauvaises mains surtout que la Turquie a été choisie pour l’établissement à Eskisehir du premier centre régional en Europe dédié à la maintenance et aux réparations des moteurs F135 du F-35.
Un possible gel des relations américano-turques pourrait aussi rapprocher Ankara de Moscou.
Mais aussi pour des raisons budgétaires, le gouvernement Erdogan pourrait aussi décider de retirer la Turquie du programme F-35, réduire ou annuler sa commande de l’avion de combat de cinquième ce qui se traduirait par une augmentation du coût unitaire de chaque appareil des autres membres du club JSF.
Le coup d’état manqué du 15 juillet et l’imposition de l’état d’urgence qui s’en est suivi posent la question de la pertinence de mettre entre n’importe quelles mains des systèmes d’armes aussi sophistiqués que le F-35.
Il y a à peine quelques années, Washington refusa aussi bien à Israël qu’au Japon, ses deux alliés les plus proches, l’acquisition du chasseur de cinquième génération Lockheed Martin F-22A Raptor, peu de temps avant la fermeture de sa chaîne d’assemblage.
Antérieurement, le chasseur de supériorité aérienne de troisième génération McDonnell Douglas F-15 Eagle ne fut accessible durant presque dix ans après sa mise en service au sein de l’US Air Force en 1972 qu’aux forces aériennes israéliennes et japonaises.
Le cas du Grumman F-14A Tomcat sera l’exception. Il est à noter qu’hormis l’Iran du Shah, grand allié de Washington et gendarme du Golfe Persique, aucun autre pays musulman n’a été équipé par Washington de matériel militaire dernier-cri. En janvier 1974, l’Armée de l’air impériale d’Iran avait reçu l’aval de Washington pour l’acquisition de 80 chasseurs de supériorité aérienne Grumman F-14A Tomcat dont 79 furent livrés ainsi que de son système de missiles air-air très longue portée Hughes AIM-54 Phoenix. Entre 1980 et 1988, ils seront utilisés avec succès contre l’Iraq alors l’allié de Washington mais aussi jusqu’à présent contre les avions et navires de combat américains dans le Golfe Persique.
De 1974 à 2006, le seul autre utilisateur du F-14 sera l’US Navy avec 623 exemplaires.
Le Shah d’Iran envisageait même d’accueillir une chaîne d’assemblage du General Dynamics F-16 suite à la commande en 1976 de 160 exemplaires du chasseur léger monoréacté et une autre devant produire 350 Bell 214. Le départ en exil du Shah, le retour de l’Ayatollah Khomeiny et l’avènement de la République islamique d’Iran en décembre 1979 mirent fin abruptement à tous ces grandioses projets aéronautiques
Le nouveau régime hérita de forces armées très modernes constituées entre autres de 79 Grumman F-14A, 166 Northrop F-5E/F et 15 RF-5F, 224 McDonnell Douglas F-4D/E et RF-4E Phantom II, 42 Lockheed C-130E/F Hercules, une douzaine de Boeing 707 dont plusieurs servant de ravitailleur en vol et plusieurs Boeing 747 dont un transformé en ravitailleur en vol, une vingtaine de Boeing CH-47C Chinook, 202 Bell AH-1J Cobra et 296 Bell 214A et 39 Bell 214C.
Heureusement, les F-14A livrés à l’Iran était dépourvu de certains systèmes électroniques classifiés et aucun F-16 ne fut livré à l’Iran avant la chute du Shah. Néanmoins, en dépit de l’embargo de la fourniture de pièces de rechange et de munitions par les canaux légaux, la République islamique d’Iran réussit à faire voler une partie de cet imposante flotte aérienne.
La Turquie pose le problème d’une manière encore plus aigüe du risque de transfert de technologie dans des mains indésirables en cas de changement de gouvernement ou de réalignement de sa politique extérieure s’opposant au reste des membres de l’OTAN ou par un rapprochement du pays vers la Russie.
L’annulation de la commande de 160 F-16 par le Shah d’Iran entraîna une hausse importante du coût unitaire du nouveau chasseur pour les autres partenaires du programme qu’étaient alors la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège regroupés au sein du European Participating Air Forces (EPAF). Heureusement, les premiers F-16 destinés à l’Iran finirent dans les mains d’Heyl Ha Avir, l’armée de l’air israélienne. Une annulation par la Turquie de sa commande de F-35 pèserait sur les comptes du programme JSF malgré tout.
Diplômé universitaire en histoire, journalisme et relations publiques, en 1993, Philippe Cauchi amorce une carrière de journalisme, analyste et consultant en aérospatiale. En 2013, il fonde avec Daniel Bordeleau, le site d’information aérospatial Info Aéro Québec.
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