L’année aérospatiale 2014 selon Richard Aboulafia par Daniel Bordeleau et Philippe Cauchi.
En entrevue téléphonique, le 31 janvier dernier, Richard Aboulafia, vice-président de Teal Group de Fairfax en Virginie en banlieue de Washington, nous faisait part de ses prévisions pour 2014.
De prime abord, l’analyste américain, de réputation internationale, déclara que l’année 2014 en sera une bonne avec, toutefois, quelques bémols.
Les ventes de l’industrie aérospatiale mondiale devraient demeurer bonnes en 2014 et se chiffrer à 174,6 milliards de dollars américains, comparativement à 168,8 milliards l’an dernier, une croissance de 5,1%. De ce montant, l’aviation civile accaparera des commandes de 127,5 milliards de dollars et le secteur militaire de 47,1 milliards de dollars précisa Richard Aboulafia. Même si la croissance demeure au ralenti dans certains secteurs, comme celui des avions d’affaires de petit et moyen gabarit, il y aura une progression réelle des ventes dans la plupart des autres. La seule exception selon monsieur Aboulafia devrait être celui des hélicoptères en raison notamment de la réduction des budgets militaires aux États-Unis.
Le Canada et le remplacement des CF-18 Hornet.
Dans le secteur militaire, la croissance sera modeste et elle proviendra essentiellement de deux produits : le chasseur furtif Lockheed Martin F-35 Lightning II Joint Strike Fighter (JSF) et, dans une moindre mesure, de l’avion de transport tactique Airbus A-400M. Quant au Boeing C-17 Globemaster III, son sort semble scellé alors que son carnet de commande se rétrécit mois après mois. Un sursis proviendrait d’une commande saoudienne d’une dizaine d’appareils car les forces aériennes des états du Golfe sont toutes déjà équipées de C-17 et de C-130J. Le Japon pourrait se tourner vers Boeing si son programme national d’avion de transport, le Kawasaki C-2, battait de l’aile. Monsieur Aboulafia ne s’en cache pas, sans le F-35, les prévisions de ventes du Teal Group pour le secteur militaire seraient fortement en baisse.
L’analyste américain précise que le Canada et le Danemark doivent prendre une décision rapidement quant au remplacement de leurs avions de chasse. Si ces pays devaient décider d’abandonner le F-35 au profit du F-18E/F Super-Hornet, ils devront le faire d’ici 12 à 18 mois car après cette date, faute de commandes, Boeing entamera la procédure d’arrêt de la chaîne de montage de cet avion à Lambert Field à Saint-Louis au Missouri. En fait Boeing se penchera sur la question dès le printemps qui vient et elle devra prendre une décision dans l’année qui suivra. C’est ce qu’a soutenu Richard Aboulafia au cours de notre entrevue téléphonique.
Richard Aboulafia demeure optimiste quant aux chances de succès du F-35 et il croît que le marché se polarisera autour de deux avions : le F-35 d’un côté et le monoréacté léger Saab Gripen de l’autre. Il estime que les Lockheed Martin F-16, Dassault Rafale et Eurofighter Typhoon, parce qu’ils sont à peine moins coûteux que le F-35, vont se trouver marginalisés. Les pays qui souhaitent vraiment faire des économies vont plutôt choisir le Gripen, comme viennent de le faire la Suisse et le Brésil. « Il y a vraiment un marché pour les avions de combat monomoteurs qui sont moins coûteux et le Gripen a eu beaucoup de succès dans ce créneau (…) Si vous montez d’un niveau, la concurrence devient féroce; Rafale, Eurofighter, F-15, vous entrez dans la même classe de prix que le F-35. Le Super Hornet toutefois pourrait demeurer une alternative valable, tout dépens de vos objectifs.» Un pays qui souhaite participer aux opérations de paix internationales va choisir le F-35 mais si vos objectifs se limitent à patrouiller et à défendre vos frontières, tout en ayant la possibilité de participer à certaines opérations internationales plus limitées, un Gripen fera très bien l’affaire à un coût beaucoup moindre.
Comme plusieurs autres analystes, monsieur Aboulafia s’interroge sur l’avenir de Sikorsky. La multinationale UTC pourrait décider de vendre cette filiale qui ne fait plus partie de ses activités principales, ce qui permettrait de réduire la dette encourue pour l’achat de Goodrich il y a trois ans. De plus le marché des hélicoptères aux États-Unis va connaître plusieurs années difficiles en raison de la réduction des activités militaires. Par contre Sikorsky fait de bons profits même durant les années où le marché est au ralenti, ce qui explique probablement que cette vente dont on parle depuis longtemps ne se soit jamais faite. Et, selon Richard Aboulafia, la vente de Sikorsky pourrait poser un problème réglementaire puisque le seul acheteur probable est Boeing qui se retrouverait seul dans ce créneau, ce que n’autoriseraient sans doute pas les autorités anti-trust américaines. Pour toutes ces raisons, le vice-président de Teal ne croît pas que cette vente se réalise.
Le secteur civil est en ébullition et Bombardier cherche sa place
Dans le secteur civil, l’analyste s’inquiète du très grand nombre de commandes qui pourraient créer une surcapacité. C’est notamment le cas des avions bi-couloirs comme les Boeing 787, les Airbus A350, les Boeing 777. Il admet qu’une partie de ces commandes servent à remplacer des avions anciens, mais il y en a une partie assez importante qui ne peut s’expliquer que par des prévisions de croissance qui pourraient ne pas se réaliser. Un tiers des commandes de gros-porteurs émanent de transporteurs aériens du Moyen-Orient misant sur une croissance de leur trafic. Pour leur part, les transporteurs américains, restent réservés dans leur commande de gros-porteurs, Delta Airlines par exemple, se contentant de complètement refaire les cabines des gros porteurs.
Dans ce contexte, Bombardier pourra-t-elle trouver un créneau pour ses CSeries? Monsieur Aboulafia admet qu’il est inquiet : « C’est un réacté qui est bon, mais est-ce que c’est suffisant? Bombardier n’est pas très agressive et la grande question c’est est-ce que Bombardier ne se montre pas agressive parce qu’elle estime qu’elle n’a pas à le faire, et c’est ce qu’elle prétend, ou est-ce qu’elle n’est pas agressive parce qu’elle manque de liquidités. Je commence à m’inquiéter et à penser qu’elle n’a pas les ressources financières nécessaires. »
Bombardier doit ouvrir un marché très étroit entre l’aviation régionale et l’aviation de ligne. Toutes les grandes compagnies aériennes doivent avoir des monocouloirs, des Boeing ou des Airbus, et la plupart ont également besoin d’avions régionaux. Le problème c’est de les convaincre d’ajouter un troisième type d’avions entre les deux catégories, ce qui demande beaucoup de persuasion et des concessions financières. Monsieur Aboulafia croît également que Bombardier devrait offrir des versions plus longues de ses CSeries.
Bombardier devrait également s’empresser de moderniser ses avions régionaux sous peine d’être exclue du marché par les E-Jets E2 d’Embraer, version modernisée et remotorisée des E-Jet, lancés au dernier salon du Bourget, qui s’annoncent comme de grands succès. « Le problème ce sont les moteurs; lorsque le prix du carburant atteint les niveaux actuels, c’est celui qui a le moteur le plus économique qui gagne. C’est la stratégie utilisée par Bombardier avec son CSeries et c’est aussi la stratégie d’Embraer. Plus personne ne va acheter des avions équipés moteurs CF-34 dans cinq ans. Ils doivent remotoriser les CRJ, peut-être en suivant le modèle des avions d’affaires Global 6000 et 7000 qui utilisent les nouveaux réacteurs Passport de General Electric».
Quant à l’éventuel lancement d’un turbopropulsé de 100 places, ni ATR, ni Bombardier n’iront de l’avant, à son avis. Leur existence risquerait de cannibaliser les ventes des jets de cent places de leur société mère.
L’aviation d’affaire progresse lentement
Les indicateurs économiques continuent de s’améliorer, le nombre d’avions d’occasion sur le marché continue de diminuer, ce qui est favorable, mais le segment des gros avions d’affaires de plus de 25 millions de dollars l’unité semble encore détaché de reste du marché créant une situation bizarre selon l’analyste. Il faudra peut-être huit ou neuf ans avant que les livraisons de petits et moyens avions d’affaires reviennent au niveau record de 2008. Le salut des constructeurs de jets légers et moyens, nommément Cessna, est de monter vers le haut de gamme où les profits sont meilleurs; peut-être verra-t-on Cessna ressusciter le Columbus.
Dans ce contexte on peut se demander pourquoi Bombardier a choisi de lancer ses Learjet 70 et 75. Mais Richard Aboulafia croit que c’était la chose à faire : « C’est bon de voir quelqu’un lancer un nouveau produit dans ce segment de marché et Learjet va en profiter lorsque la reprise arrivera même si ça pourrait prendre un peu de temps avant que le marché se rétablisse. »
Diplômé universitaire en histoire, journalisme et relations publiques, en 1993, Philippe Cauchi amorce une carrière de journalisme, analyste et consultant en aérospatiale. En 2013, il fonde avec Daniel Bordeleau, le site d’information aérospatial Info Aéro Québec.
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