MONTRÉAL – Nombre de mots : 1876 – Temps de lecture : 10 minutes.
Les annonces de Bombardier (TSE: BBD.D) du jeudi 8 novembre dernier ne m’ont pas étonné outre-mesure. En fait, il s’agit de la troisième annonce de restructuration depuis 2016 qui se soldera, cette fois-ci, par la suppression de 5000 postes dont 2500 au Québec, mais surtout par la réduction du champ d’activités de Bombardier Aéronautique. Car, en plus, alors que 75% des réductions de poste devraient toucher le secteur aérospatial, Bombardier se déleste des activités entourant son turbopropulseur de transport régional et se départit de sa division de formation des équipages d’avions d’affaires reprise par sa voisine CAE.
Depuis 2000, les annonces de mises à pieds par Bombardier ont été nombreuses:
2001: 2000 postes à Montréal et Toronto
2003:1800 postes à Montréal et Toronto
Février 2009: 710 postes
Avril 2009: 1030 postes
2015: 1000 postes
Février 2016: 2400 postes
Octobre 2016: 500 postes
Ainsi, ce qui était prévisible après la vente des installations sises à l’aéroport de Downsview (YZD), en banlieue de Toronto, en mai dernier pour $500 millions où Bombardier y assemblent les jets d’affaires de haut de gamme Global et les biturbopropulsés de transport régional Q400, le constructeur aéronautique québécois vend pour $300 millions la ligne du Q400 à Viking Aircraft, propriété de Longview Capital, contrôlé par un membre de la puissante famille canadienne Thomson, Sherry Brydson. En 20016, celle-ciavait déjà mis la main sur la gamme DHC-6 Twin Otter puis, l’année suivante, sur celles des DHC-1 Chipmunk, DHC-2 Beaver, DHC-3 Otter, DHC-4 Caribou, DHC-5 Buffalo, Dash 7 et Dash8-100/200/300 et en 2016 desCL-215, CL-215T et CL-415.
Par contre, plus étonnant est le fait que Bombardier se déleste au profit de sa voisine, l’électronicienne CAE, pour $800 millions, de ses activités de formation aux équipages de ses jets d’affaires des gammes Learjet, Challenger et Global y compris les tout derniers Global 5500, 6500 et 7500.
Déjà depuis très longtemps, la question de la sortie de Bombardier du créneau des avions régionaux se pose. Je me souviens que le sujet avait été soulevé par des analystes français avec qui je discutais le matin même d’une assemblée des actionnaires de Bombardier, vers la fin des années 1990.
Nous avancions déjà à l’époque que Bombardier ne conserverait à terme que ses activités de construction de jets d’affaires, se départissant, le moment venu, de celles des avions de transport régional au profit d’Airbus.
Personnellement, je croyais qu’Airbus déjà propriétaire à parts égales avec l’italienne Finnemecanica devenue le 1erjanvier 2007, Leonardo, du constructeur du concurrent du Q400, ATR, basé à Toulouse, aurait été tenté de mettre la main sur le biturbopropulsé canadien pour compléter sa gamme vers le haut. Plus récemment, appuyée par Leonardo, la direction d’ATR, pendant des années, a souhaité lancer un biturboprop de 100 places, chose à laquelle s’opposait Airbus.
Mais surtout depuis quelques années, le Q400 de Bombardier décliné en une seule version le Q400 NextGen de 86 places, certes populaire aux États-Unis et en Europe de l’ouest, s’est fait distancer par son concurrent franco-italien qui offre son turbopropulsé en deux formats : l’ATR-42-600 de 48 places et l’ATR-72-600 de 70 places.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes.
En 2017, ATR a livré 77 appareils soit 70 ATR-72-600 et 7 ATR42-600, Bombardier, 30. ATR a reçu commande de 113 appareils, Bombardier, 42. Le carnet de commandes d’ATR en date du 31 décembre 2017 se chiffrait à 276 appareils, Bombardier, 43.
De plus les équipes d’ATR peuvent compter sur les synergies avec Airbus, celles du Q400, sur aucun ‘grand frère’.
Mais avec la vente pour ne pas dire le don de la gamme C Series à Airbus et maintenant la cession du Q400 à Viking Aircraft, il ne reste plus à Bombardier dans le secteur de la construction d’avions commerciaux que sa gamme CRJ, déclinée certes en trois formats CRJ-700 NextGen, CRJ-900 NextGen et CRJ-1000 NextGen, mais vieillissante. Bombardier pourrait procéder maintenant à la remotorisation de cette gamme dont le vol inaugural du CRJ100 remonte au 10 mai 1991 et celle du CRJ700 au 27 mai 1999. Il y a un an, Bombardier avait rejeté l’idée de remotoriser sa gamme CRJ dont les moteurs General Electric GE34 sont dérivés du TF34 conçu pour l’avion de combat Republic Fairchild A-10 Thunderbolt II ayant volé pour la première fois le 10 mai 1972.
De plus, la concurrence de l’avionneur brésilien Embraer sur ce créneau ne pourra que devenir plus forte avec son alliance avec le géant de Seattle, Boeing, surtout que le constructeur de Sao José dos Campos à la haute main sur ce marché depuis quelques années.
Sur ce créneau encore, Bombardier peine. En 2017, Embraer a livré 101 jets régionaux (79 E175, 12 E190 et 10 E195), Bombardier 26 (1 CRJ701, aucun CRJ705, 18 CRJ900 et 7 CRJ1000).
Coté prise de commandes, le constructeur aéronautique brésilien en a accumulé 88 contre 33 pour Bombardier. Là où le bât blesse le plus est le carnet de commandes alors que celui d’Embraer s’élève à 435 appareils contre seulement 42 pour Bombardier.
De plus, un jour prochain, lancé au Salon du Bourget 2007, le MRJ ou Mitsubishi Regional Jet dont le vol inaugural du MRJ900 est survenu le 11 novembre 2015, s’invitera sur ce marché soutenu sur le plan marketing par Boeing.
Décliné en deux versions, le MRJ70 de 70 places et le MRJ90 de 90 places, le Mitsubishi Regional Jet a accumulé, en dépit de nombreux retards, 65 commandes de son MRJ70 et 223 de son MRJ90 accompagnées de 184 options. Plus lourd de conséquence pour Bombardier, deux transporteurs régionaux américains Trans State Holdings et SkyWest ont passé commandes respectivement de 55 et 107 appareils, assortis d’un total de 150 options. Il faut souligner à gros traits que le marché américain absorba la majorité des CRJ depuis le tout-début et que les transporteurs américains restent les plus importants utilisateurs au monde du biréacté de transport régional de Bombardier.
Le MRJ90 devrait entrer en service en 2020 et le MRJ70, en 2022.
En dépit des assurances d’Alain Bellemare, pdg de Bombardier, l’avenir de la division Avions commerciaux ou des CRJ se fera-t-il au sein de Bombardier? Il est légitime de se poser de sérieuses questions.
Monsieur Bellemare a déclaré que ‘Bombardier ‘will continue to actively participate in the regional aircraft market with the scope-compliant CRJ while we explore strategic options for the program’. Néanmoins, il ne cacha pas son intention d’en réduire les coûts de production, d’en augmenter les ventes car ‘We are losing money on the CRJ…We are working with suppliers, but we need to see more movement from suppliers on cost’.
De plus, il ne faut pas oublier que les CRJ sont des vieux avions dérivés, il faut le souligner du jet d’affaires Challenger CL-601 contrairement aux E-Jet E2 et aux MRJ, plus modernes et conçus spécifiquement pour le transport aérien régional.
Mais il est essentiel de rappeler que le marché de la construction d’avions de transport régional reste relativement marginal.
Selon le plus récent Current Market Oulook de Boeing, couvrant la période 2019-2038, 2320 avions de transport régional d’une valeur de 110 milliards de dollars américains seront livrés contre 31360 avions de ligne monocouloirs d’une valeur de $3480 milliards, 8070 avions de ligne bicouloirs d’une valeur de $2480 milliards et 980 avions cargo d’une valeur de $280 milliards.
Sur un marché global de 42730 jets de transport commercial d’une valeur de $6300 milliards, celui des jets régionaux ne représente que 2320 avions d’une valeur de $110 milliards soit 5,43% en volume et 1,74% en valeur.
À titre de comparaison, Boeing a livré en 2017 529 Boeing 737 alors que la cadence de production du monoréacté assemblé à Renton, dans l’état de Washington, passera de 47 737 par mois à 52 en 2018 et 57 en 2019.
Bombardier Aéronautique a un avenir plus assuré sur le marché de la construction d’avions d’affaires qui selon les dernières prévisions ‘Honeywell Business Jet Aviation Forecast’ dévoilées lors du salon de la National Business Aviation Association, tenu en octobre à Orlando, en Floride, tablent sur la livraison de 7700 avions d’affaires d’une valeur de $251 milliards de dollars américains pour la période de dix ans s’étalant de 2019 à 2028.
En 2017, les activités Avions d’affaires de Bombardier ont généré un chiffre d’affaires de $4,961 milliards dégageant un profit de $391 millions alors que les avions commerciaux avaient généré des ventes de $2,382 milliards et une perte de $385 millions. De plus, ces chiffres de la division Avions commerciaux incluaient la livraison de 17 C Series et 30 Q400 qui faisaient encore partie du catalogue de Bombardier.
De surcroit, sur le marché de la construction d’aéronefs d’affaires, Bombardier Avions d’affaires, se classe, en bonne seconde position derrière l’américaine Gulfstream Aerospace de Savannah, en Georgie et loin devant les troisième et quatrième, en 2017, respectivement Textron Aviation qui chapeaute les gammes Cessna et Beechcraft et Dassault Aviation et ses Falcon.
Livraisons en unités et en dollars américains en 2017
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Beechcraft | 86
$604,804,063 |
Bombardier | 140
$5,200,560,707 |
Cessna | 249
$2,261,347,100 |
Dassault | 49
$2,420,000,000 |
Embraer | 109
$1,352,795,00 |
Gulfstream | 120
$6,563,400,00 |
Textron Aviation | 335
$2,866,151,163 |
Source : GAMA.
De plus, le gouvernement fédéral canadien a octroyé le 7 février 2017 à Bombardier un ‘prêt’ d’une valeur de $372,5 millions dont l’essentiel destiné au jet d’affaires à cabine large et long et très long rayon d’action Global 7000, devenu depuis le Global 7500, assemblé pour l’instant aux installations de Bombardier à Downsview, en banlieue de Toronto.
La grave et funeste erreur de la direction de Bombardier fut de s’entêter à vouloir entrer avec un tout-nouveau jet commercial de 100 places dans la cour des grands que sont Boeing et Airbus. Ce projet remonte chez l’avionneur de Saint-Laurent au BRJ-X dont le lancement eut lieu le 8 septembre 1998 lors du Salon de Farnborough et de son descendant, le C Series, lancé à son tour, le 13 juillet 2008, encore une fois lors du Salon de Farnborough. Cela n’est pas sans me rappeler l’obsession d’Airbus avec son A380.
Et contrairement à ce qu’avancera, le jour de l’annonce de Bombardier, sur les ondes de Radio-Canada, le journaliste économique René Vézina, Boeing n’est pas responsable des ennuis de Bombardier. L’entêtement de la direction de Bombardier à lancer un jet commercial de 100 places et d’ainsi entrer dans le pré-carré d’Airbus et de Boeing, au détriment de se concentrer au renouvellement de la gamme des CRJ, en fut la cause.
Quoiqu’il en soit l’honneur du Canada est sauf car le Q400 et les activités de formation aux équipages des jets d’affaires de Bombardier restent entre des mains canadiennes…
Le cours de l’action de Bombardier a perdu le 8 novembre 2018, jour des annonces du constructeur, $0.78 soit 24,45% pour se transiger en fin de journée à $2,41, alors son plus bas niveau depuis le 6 octobre 2017.
Nous nous souviendrons que l’action de Bombardier a atteint un sommet le 13 juillet 2018 à $5.41 après avoir atteint un creux historique le 13 février 2016 à $0.81. Historiquement, l’action atteignit son sommet absolu le 29 septembre 2000 à $26.00.
L’action de Bombardier a encore reculé depuis les annonces du 8 novembre 2018 pour atteindre $1,67, le 16 novembre 2018, une dégringolade de 20,10% par rapport à la veille.
Diplômé universitaire en histoire, journalisme et relations publiques, en 1993, Philippe Cauchi amorce une carrière de journalisme, analyste et consultant en aérospatiale. En 2013, il fonde avec Daniel Bordeleau, le site d’information aérospatial Info Aéro Québec.
Excellent résumé de la situation M. Cauchi.
Quels enjeux devra affronter maintenant l’industrie aérospatiale du Québec?