Le Lear 85, premier avion d’affaires de sa catégorie fabriqué entièrement en composite, va-t-il terminer sa carrière avant même de l’avoir commencée au fond d’un obscur hangar de Wichita? Selon des rumeurs parvenues à Info Aéro Québec, le nouveau patron des trois divisions aérospatiales de Bombardier, Pierre Beaudoin, a demandé une révision complète de ce programme et une décision serait sur le point d’être prise. Au service des communications de Bombardier Avions d’affaires, la porte-parole Aurélie Sabatié refuse de confirmer cette information et se borne à dire : «Concernant le Learjet 85, le programme d’essais en vol se poursuit. Les résultats en sont analysés, au même titre que l’ensemble de nos priorités, notamment le programme Global 7000/8000 également en développement. Nous communiquerons la date d’entrée en service dès que nous serons prêts». On peut toutefois penser qu’une décision quant à la survie du Lear 85 sera annoncée prochainement.
Après la conférence téléphonique qui a suivi la publication des résultats de Bombardier pour le quatrième trimestre de 2013, le 13 février dernier, le magazine Aviation International News soulignait la déclaration de Pierre Beaudoin confirmant que la FAA se faisait tirer l’oreille pour certifier le processus de fabrication du Lear 85 (http://www.ainonline.com/aviation-news/aviation-international-news/2014-03-01/learjet-85-delivery-timeline-awaiting-first-flight-results). Le problème proviendrait du procédé de fabrication du fuselage, manufacturé à Querétaro au Mexique. Ce procédé de fabrication se fait hors autoclave et est connu des spécialistes sous l’appellation anglaise OOA (Out of autoclave). Lors de cet appel conférence, monsieur Beaudoin affirmait : «Je crois que nous avons fait des progrès significatifs sur les composites et nous comprenons exactement ce qui doit être fait pour la fabrication [du fuselage]. Nous croyons que c’est une technologie que nous comprenons et nous pouvons [maintenant] aller de l’avant avec la production.» Malheureusement la FAA ne semble pas partager ce point de vue. Info Aéro Québec a tenté de comprendre comment Bombardier semble avoir perdu le contrôle de cet important projet.
Scaled Composite y arrive…
Selon la plupart des rumeurs, le principal manquement trouvé par la FAA proviendrait de la porosité du matériau composite utilisé dans la fabrication du fuselage. Ce matériau est composé d’une structure en nid d’abeille encapsulée dans une quinzaine de couches de fibre de carbone et de résine époxy. Le problème proviendrait de l’air qui pourrait demeurer emprisonné dans les cellules du nid d’abeille et qui pourrait créer des microfissures en cherchant à s’échapper. Le magazine Composite World rapporte que lors d’une conférence organisée par la SAMPE (Society for the Advencement of Material and Process Engineering), à Wichita en octobre 2013, Pierre Harter, chef de l’ingénierie chez Bombardier, affirmait que Bombardier a dû évaluer les méthodes permettant d’atteindre le niveau de porosité souhaité. Après plusieurs essais, Bombardier a réussi à mettre au point une méthode de durcissement sans autoclave qui produit des pièces contenant un taux de porosité d’environ un pourcent :
Bombardier also had to evaluate breathing methods, bulk and debulk cycles, dwell times and rheology to achieve the desired void content. Curing the part too quickly generated many small voids in the composite. Combating porosity required perfecting the management of resin viscosity over time and was achieved only after extensive trial and error. Legacy flow and gel times are not adequate. Bombardier eventually developed an OOA manufacturing process that produced voids of less than or near 1 percent. (http://www.compositesworld.com/blog/post/bombardier-sheds-light-on-learjet-85-composites-manufacturing)
Cette déclaration soulève toutefois une nouvelle question. Si l’usine de Querétaro arrive à produire des pièces ne comportant que 1 % de porosité, pourquoi la FAA soulève-t-elle des objections alors que la norme qu’elle a édictée est de 2 %? La production de Querétaro manquerait-elle de constance ou le problème est-il ailleurs?
Scaled Composites, fondée par Burt Ruthan il y a 25 ans, est une des compagnies qui ont beaucoup contribué à perfectionner le procédé OOA. Cette méthode a notamment été utilisée pour la fabrication de WhiteKnightTwo, le plus grand avion jamais fabriqué avec un procédé sans autoclave ainsi que l’avion spatial SpaceShipTwo qui s’y rattache et dont la taille avoisine celle du Lear 85. Rappelons que WhiteKnightTwo et SpaceShipTwo ont été développés par Scaled composites pour le compte de Virgin Galactic, une entreprise appartenant au milliardaire britannique Richard Branson, qui prévoit envoyer ses premiers passagers dans l’espace d’ici quelques mois.
La compagnie Umeco composites, qui fait maintenant partie de Cytec, est un des plus importants fournisseurs au monde de toile en composites pré-imprégnées. Scaled Composites fait partie de ses clients et le WhiteKnightTwo a été fabriqué avec ses produits tout comme le Lear 85. Dans un document disponible sur Internet (http://compositesgateway.org/presentation/ACG_OOA.pdf), un de ses ingénieurs, David Bashford, spécialiste sénior en recherche et développement appliqué, explique que la porosité du matériau constitue la principale difficulté de la technologie OOA. Par contre, ce procédé peut être mis en œuvre avec un investissement réduit puisqu’il permet d’éviter l’achat d’un autoclave qui cuit les pièces à haute température et sous haute pression. Dans le cas d’une pièce de la taille du fuselage du Lear 85, on parle d’un investissement de plusieurs millions de dollars. Par contre, dans le procédé OOA, le coût de la main d’œuvre est relativement élevé puisque les couches de toile doivent être disposées manuellement dans le moule. En théorie, il s’agit d’un procédé parfait pour Querétaro où la main d’œuvre est peu onéreuse. En pratique, le choix de Querétaro, située sur un plateau à 2000 mètres d’altitude, a posé quelques problèmes attribuables à la pression atmosphérique, qui est moindre qu’au niveau de la mer, ce qui a nécessité des ajustements aux méthodes de production.
…mais Bombardier échoue
Le Lear 85 devait devenir le premier avion d’affaires de sa catégorie, avec une structure fabriquée entièrement en matériaux composites et il devait être le premier à être certifié auprès de la FAA en vertu du nouveau chapitre 25 de la règlementation FAR (Federal Aviation Regulation). L’histoire malheureuse du Lear 85 a débuté avec un cahier des charges inadéquat préparé par les ingénieurs de Learjet. Ceux-ci ont prouvé qu’ils pouvaient faire des merveilles avec une feuille d’aluminium, mais il semble qu’ils connaissaient mal les matériaux composites. Dans une entrevue accordée à Composite World, Ralf Acs, vice-président de Learjet, admettait qu’il s’agit d’un important défi qui demande une approche différente :
Designing in composites requires a different design mentality. It’s more than just combining parts or translating a design from aluminum to carbon fiber. We want to leverage all of the benefits of composites, so we have to redesign each structure with composites in mind. Also, the engineering and the manufacturing of composites go hand in hand. You design it, make it, tweak the process and then try it again. In the end, what we want is a simple and repeatable manufacturing process. (http://www.compositesworld.com/articles/learjet-85-composite-pressurized-cabin-a-cost-cutter )
Dans un projet de nouvel avion, le cahier des charges est un document qui joue un rôle déterminant dans le processus de certification, comme nous l’avons expliqué dans un article précédent (http://infoaeroquebec.net/la-certification-un-long-et-minutieux-processus-par-daniel-bordeleau/ ). Il décrit l’avion et chacune de ses pièces dans ses moindres détails ainsi que le procédé de fabrication. Ce cahier des charges doit être soumis à la FAA qui doit l’approuver et, par la suite, la certification consistera principalement à vérifier si l’avion qui en résulte est conforme au cahier des charges présenté initialement. Ajoutons que la FAA ne permet généralement pas qu’on modifie ce cahier des charges à postériori pour le rendre conforme à l’avion qu’on souhaite certifier. Il semble que ce soit là le problème du Lear 85 qui ne respecterait pas son cahier des charges initial.
Le projet avait pourtant bien débuté. Le 22 janvier 2008, Bombardier annonçait qu’il allait faire équipe avec la compagnie allemande Grob Aircraft pour développer son nouveau Learjet. Cette entreprise allemande possédait une longue expérience de cette technologie, l’ayant utilisée pour fabriquer plusieurs milliers d’appareils, dont l’avion école Grob 115E Tutor, en service dans la Royal Air Force, ainsi que des planeurs comme le célèbre G103 Twin Astir. Dans un communiqué de presse, Pierre-Gabriel Côté, alors président de Bombardier Avions d’affaires, déclarait à l’occasion de cette annonce que «Grob Aircraft est l’une des sociétés les plus expérimentées du monde dans le développement et la fabrication de structures aéronautiques composites.» Il était prévu que l’équipe de Grob participe à la conception et au développement de la structure de l’avion et en fabrique les trois premiers prototypes. Au moment de l’annonce, une équipe d’employés de Learjet était déjà à l’usine de Tussenhausen-Mattsies pour lancer le travail de conception du nouvel avion.
La lune de miel a toutefois été de courte durée. Tout au long des mois qui ont suivis, Grob s’est enfoncé dans des difficultés financières qui ont mené à sa faillite le 18 août 2008. Un mois plus tard, Steve Ridolfi, alors président de Bombardier Avions d’affaires, annonçait dans un communiqué de presse que Learjet, avec l’aide des installations de recherche de Montréal et de l’usine de Querétaro, «assumait la responsabilité entière de l’étude de l’avant-projet et de la fabrication de toutes les structures primaires et secondaires du tout nouveau biréacteur d’affaires intermédiaire Bombardier Lear 85.» Cette décision a surpris les observateurs qui s’attendaient plutôt à ce que Bombardier rachète Grob pour une bouchée de pain. La compagnie n’a jamais expliqué cette décision qui aurait pu faciliter grandement la mise au point du Lear 85.
Payer pour une technologie archaïque… en apparence
La méthode de production hors autoclave utilisée par Grob a été mise au point vers 1970 et elle peut sembler un peu archaïque. La toile arrive en rouleaux de 4 pieds de large et elle traverse d’abord un bain de résine. L’excédent d’époxy est ensuite enlevé par deux rouleaux qui ressemblent aux tordeurs à linge utilisés par nos grands-mères au siècle dernier, puis la toile imprégnée est étalée sur une vaste table de coupe. Les travailleurs, équipés d’une simple paire de ciseaux, coupent les pièces dont ils ont besoin pour les ajuster ensuite aux dimensions du moule avec quelques coup de ciseaux additionnels. On travaille au quart de pouce près plutôt qu’au millième près comme c’est habituellement le cas dans l’industrie aérospatiale et on ajuste la taille finale de la pièce une fois le durcissement terminé. C’est un travail entièrement manuel qui ne nécessite aucune machine de coupe numérique au laser ou aux ultrasons.
Grob avait sûrement quelques détracteurs parmi les chefs de service de Bombardier. On peut imaginer sans difficulté que les experts de Ville Saint-Laurent ont été assez déçus par les aspects très «basse technologie» de ce procédé. Pourquoi aurait-on acheté une technologie aussi simpliste? À priori, cette forme de composite pouvait sembler aussi facile à maîtriser que de cuire un gâteau fabriqué à partir d’un mélange commercial et auquel vous n’avez qu’à ajouter de l’eau et un œuf! Mais c’est à la condition que le gâteau ne se transforme pas en mille-feuilles, un produit beaucoup plus compliqué à fabriquer qu’on pouvait le penser au départ. En renonçant à acheter Grob, Bombardier a vraisemblablement pêché par excès de confiance et cette erreur lui coûte aujourd’hui très cher.
Dans les mois qui ont suivi le retrait forcé de Grob, Bombardier a lancé plusieurs expériences sur les matériaux composites hors autoclave dans ses ateliers de Ville Saint-Laurent en fabriquant plusieurs pièces de grande taille. Un article du magazine Composite World rapporte qu’en juillet 2010, les ateliers de Bombardier à Montréal ont fabriqué une première section de fuselage:
In July, engineers rolled out the first composite Manufacturing Validation Unit (MVU) for the aircraft’s fuselage section, which was completed in Montréal by the Learjet 85 structural design team with support from the Mexico production team. The one-piece MVU was built using the actual production tooling, designed, developed and produced by Advanced Integration Technology (AIT, Plano, Texas). The same tooling will be used to manufacture the part at Bombardier’s plant in Querètaro, Mexico. (http://www.compositesworld.com/articles/learjet-85-composite-pressurized-cabin-a-cost-cutter)
Il ne fait aucun doute que ces premiers essais ont donné une grande confiance à Bombardier; il semblait probablement facile de transposer le procédé à Querétaro. Mais c’était une erreur comme l’indique la conférence prononcé par Pierre Harter à Wichita et rapportée par Composite World :
Challenges included the fact that the Bombardier facility in Querétaro is at an elevation of more than 6,000 ft/1,829m, which reduces available vacuum pressure compared to lower altitude locations. Further, although Bombardier is adept at developing composite material parameters for autoclave cure, Harter said OOA changed many of the company’s cure management assumptions. Compaction, air removal, resin flow and ply placement had to be adjusted, managed and fine-tuned much differently than they would have been for autoclave-based curing. In addition, the OOA process proved uncommonly sensitive to difficult design features.(http://www.compositesworld.com/blog/post/bombardier-sheds-light-on-learjet-85-composites-manufacturing)
Les options de Bombardier
Bombardier se trouve maintenant face à des choix difficiles. Les options sont au nombre de trois : la solution la plus radicale, et la moins probable, serait l’abandon complet du projet. Une telle décision aurait peu de conséquences commerciales pour Bombardier Avions d’affaires puisque le Lear 85 occupe un créneau voisin de celui du Challenger 350. Ces avions sont très proches en taille, en performance et en prix; ce sont presque des concurrents. Les conséquences en termes d’emplois à Wichita et à Querétaro seraient toutefois considérables. Sur le plan financier, cette option obligerait également Bombardier à comptabiliser une radiation d’actifs de plusieurs centaines de millions de dollars, ce qui viendrait noircir encore plus les résultats de 2014 qui, c’est déjà annoncé, comporteront également une perte non récurrente pour couvrir les frais de la restructuration en cours.
La seconde option, qui semble la plus probable, serait de retarder l’entrée en service du Lear 85 d’un an ou deux, ce qui permettrait de trouver tranquillement une solution aux problèmes techniques en suspens. Cette approche permettrait de dégager rapidement des ressources humaines et financières pour compléter la mise au point des CSeries ainsi que des avions Global 7000 et 8000. Ces deux avions d’affaires constituent la première priorité de Bombardier puisque cette gamme est, et de loin, la plus rentable de Bombardier.
La troisième solution, enfin, consisterait à compléter rapidement la certification du Lear 85 en allant au besoin chercher une expertise extérieure pour terminer la mise au point du processus de fabrication des pièces en composite. Cette option présente l’inconvénient de requérir à la fois des ressources financières et humaines dont Bombardier a grand besoin pour ses autres avions.
Bombardier n’a pas encore décidé si le prototype du Lear 85 volera jusqu’à Orlando pour participer au NBAA (National Business Aircraft Association), qui s’ouvrira le 21 octobre prochain. Cet événement est le plus important congrès au monde dans le secteur de l’aviation d’affaires. Quoi qu’il en soit, Bombardier aurait bien besoin de redorer son image avec quelques bonnes nouvelles…
Après des études en science politique à l’Université du Québec à Montréal et à l’Institut d’études politiques de Paris, Daniel Bordeleau a entamé une carrière de journaliste qui s’étale sur plus de 35 ans. Il a travaillé principalement pour la Société Radio-Canada où il est d
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