Bombardier et sa CSeries devront se battre contre des concurrents redoutables. Celle dont les médias parlent le plus, la brésilienne Embraer, n’est pourtant pas la plus dangereuse.
Â
Airbus et Boeing
Â
Les monocouloirs Airbus A319 et Boeing 737 Max 7 sont les véritables concurrents de la CSeries de Bombardier. Cette concurrence vise surtout le CS300 puisque Boeing et Airbus ne fabriquent plus d’avions de la taille du CS100. Airbus a toujours l’A318 dans son catalogue; toutefois cet avion, qui peut transporter 107 passagers, ne sera pas offert en version NEO. À peine 79 exemplaires de l’A318 ont été construits et aucun n’est en commande. Même chose chez Boeing où le 737-600 de 110 places est toujours offert, mais il ne sera pas modernisé.
Â
La guerre commerciale que se livrent les trois avionneurs porte donc essentiellement sur le marché des avions de 120 à 160 places selon la configuration. En configuration régulière de deux classes, le Boeing 737 Max 7 pourra transporter 126 passagers, l’Airbus A319 en emportera 124 et le Bombardier CS300 en accueillera 135.
Â
La caractéristique principale de ces avions, c’est le diamètre de leur fuselage qui est sensiblement le même. Les Airbus et les Bombardier offrent à leurs passagers une largeur de cabine de 3,70 mètres alors que la famille des Boeings 737 propose une largeur de 3,53 mètres. Ces deux formats permettent d’offrir des rangées de 5 sièges en classe économique. La hauteur du fuselage au milieu du couloir est assez semblable comme l’indique le tableau ci-dessous.
La décision de Bombardier de doter les avions de la CSeries d’un fuselage similaire à ceux des monocouloirs de Boeing et d’Airbus a été le facteur décisif dans la guerre commerciale que se livrent ces trois avionneurs. Les avions de la CSeries, dès leur conception, sont devenus des concurrents beaucoup plus dangereux pour Boeing et Airbus que les E-jets d’Embraer. Une fois définis, le diamètre et la forme du fuselage deviennent pratiquement impossibles à modifier. La longueur de la cabine, par contre, peut être facilement augmentée ou réduite afin de l’ajuster au nombre de passagers qu’on souhaite accueillir. Les Airbus A319 et A321 comme les Boeing 737-800 et 737-900 ne sont que des versions réduites ou allongées des avions initiaux, le A320 dans le cas d’Airbus et le 737-700 chez Boeing. Lorsqu’on réduit ou augmente la longueur d’un fuselage, il suffit d’ajuster également la surface de l’aile et la puissance des moteurs et le tour est joué.
Â
Pour l’instant Bombardier jure être très heureux de se contenter d’un petit créneau, celui des avions de 130 places, mais faut-il vraiment le croire? Avec un investissement relativement modeste, le CS300 de 130 places pourrait devenir un CS500 de 150 places ou un CS900 de 190 places qui viendront concurrencer directement les Airbus A320 et A321 NEO ou les Boeing 737 Max 8 ou 9. La largeur du fuselage des avions de la CSeries est donc la raison fondamentale pour laquelle Airbus et Boeing se sont déchaînés contre Bombardier. C’est également ce qui explique qu’ils ne se sont jamais attaqués à Embraer, qui ne pourra pas augmenter beaucoup la capacité de ses E-Jets régionaux et qui ne pourra pas viser les mêmes marchés que les avions de ligne monocouloirs.
Â
En réalité, comparer un avion de ligne monocouloir comme le CS100 de Bombardier avec un avion régional comme l’E-195 d’Embraer revient à comparer un autocar interurbain à un autobus scolaire. Les deux peuvent vous amener à Québec ou à Toronto, mais pas avec le même confort.
Â
Le CS100 contre le brésilien E-195
Â
La différence essentielle entre un monocouloir comme le Bombardier et un avion régional comme l’Embraer, c’est la largeur du fuselage. La cabine du CS100 bénéficie d’un diamètre de 3,7 mètres alors que l’ E-195 se contente de 2,74 mètres. Ce petit mètre de différence permet à Bombardier d’installer 5 sièges par rangée en classe économique comparativement à 4 pour l’Embraer. En première classe, les CSeries offriront 4 sièges par rangée contre 3 pour l’E-195. Les sièges de Bombardier sont moins d’un centimètre plus larges que ceux d’Embraer, ce qui est négligeable, par contre, la hauteur du couloir est de 2,11 mètres sur le CS100 et de 2 mètres pour l’Embraer 195. Les personnes claustrophobes vont préférer le CS100 qui offre plus de largeur et un peu plus de hauteur.
Â
Les autres spécifications varient d’un avion à l’autre; l’Embraer E-195 est plus long que le Bombardier, le CS100 est plus haut et plus lourd, mais ces différences ont peu d’importance pour les passagers. La longueur additionnelle du brésilien, qui permettra à la nouvelle version du E-195-E-2 de transporter jusqu’à 132 passagers, ne lui permet pas de compenser son manque de largeur et de hauteur. Ces nouvelles versions de l’Embraer conserveront les dimensions de cabine de la génération actuelle. Le premier Embraer E-190-E-2 devrait voler en 2018 et l’E-195-E2 un an plus tard.
Â
Ces deux familles d’avions visent des marchés différents. Pour parcourir une distance de quelques centaines de kilomètres, les Embraer E-190-E2 et E-195-E2 vont demeurer imbattables. Leur coût d’achat est moindre que celui du CS100; leurs nouveaux moteurs Pratt & Withney PW1900G, qui utilisent la même technologie de turbosoufflante à réducteur que ceux de la CSeries, sont silencieux et peu gourmands en carburant, et de nouvelles ailes vont améliorer l’aérodynamisme des appareils. Pour ce genre de trajet, leur concurrent le plus immédiat sera le CRJ 1000 de Bombardier qui, face au Embraer E-190-E2, n’aura que son prix inférieur pour séduire la clientèle. Ce sont les utilisations de type régionales qui expliquent le succès remarquable d’Embraer, avec 365 commandes, lors du dernier salon du Bourget.
Â
Par contre, pour parcourir des distances de plusieurs milliers de kilomètres, les avions de la CSeries reprennent l’avantage, même lorsque l’autonomie des Embraer est suffisante pour effectuer ces trajets. La nouvelle compagnie aérienne britannique Odyssey Airlines, qui offrira un service de luxe entre Londres et les principales villes européennes, l’a bien compris et elle a passé une commande ferme pour dix CS100. Le cas de Porter Airlines, qui veut relier les aéroports Pierre Eliott Trudeau à Montréal et Billy Bishop à Toronto est différent. Porter veut offrir ce service le plus rapidement possible et les Embraer entreront en service trop tard, soit probablement 4 ans après le CS100.
Â
Les avions de la CSeries auront d’autres concurrents, russes, chinois et japonais.
Â
Le Superjet 100 venu de Russie
Â
Le Superjet 100, conçu et fabriqué par l’avionneur Sukhoi civil aircraft, une filiale du groupe russe United Aircraft corp (UAC), a été le premier concurrent di CSeries à prendre son envol en 2008. Il possède un fuselage de 3,2 mètres de large, ce qui permet des rangées de 5 sièges. Cet avion est offert en deux versions, une de 68 places et une autre de 86 places, en configuration 2 classes. En classe unique, le plus gros des deux avions peut transporter 103 passagers. De futures versions allongées du Superjet pourront transporter jusqu’à 130 passagers. La compagnie arménienne Armavia a été la première à le mettre en service en 2011.
Â
Le Superjet pourrait devenir un excellent avion si Sukhoi arrivait à corriger plusieurs problèmes de fiabilité persistants qui ont obligé Aeroflot à immobiliser temporairement 4 de ses 10 Superjet en 2012. Ces défaillances ont touché le système de climatisation, le train d’atterrissage, les commandes de vol, etc.
Â
Le problème de fond de l’avionneur russe semble résider dans la faiblesse de sa chaîne d’approvisionnement. Les premiers avions livrés à Aeroflot ne comportaient qu’un seul cabinet de toilette, Sukhoi ayant été incapable d’obtenir les pièces nécessaires à l’installation du deuxième cabinet prévu au devis. Sur certains avions, les contrôles individuels pour la ventilation n’ont pas été installés, faute de pièces également, etc. Jusqu’à maintenant, Sukhoi a vendu 179 Superjet, principalement à des compagnies russes. En 2012, Sukhoi n’a réussi à livrer que 7 Superjet, un nombre qu’elle veut porter à 60 en 2014. Un défi qui semble difficile à relever.
Â
Le russe MC-21
Â
Le MC-21 est un ambitieux monocouloir fabriqué par l’entreprise Irkut, un autre membre du consortium United Aircraft Corporation. Cet avion, qui doit voler en 2015 et être certifié en 2017, s’attaque de front aux monocouloirs Airbus A320 et Boeing 737. Son arme principale est un fuselage dont la largeur est de 3,82 mètres, 12 centimètres de plus que ceux d’Airbus et de Bombardier et 29 centimètres de plus que celui d’un Boeing 737.
Les autres caractéristiques de l’avion sont à la fine pointe de la technologie : moteurs Pratt&Withney PW1400G, ailes en composite, etc. Irkut a prévu trois versions, (MC-21-200, MC-21-300 et MC-21-400), dont la capacité variera entre 150 et 212 passagers.
Â
Le MC-21 s’est bien vendu en Russie, Irkut affirmant avoir 256 commandes dont 135 fermes. Sur papier, il s’agit d’un concurrent formidable, mais il devra faire mieux que le Sukhoi en termes de fiabilité. De plus, Irkut, tout comme Sukhoi, devra convaincre les compagnies occidentales que l’entreprise peut fournir un excellent service après-vente. Le rythme de production devra aussi être plus rapide que celui de Sukhoi jusqu’à maintenant. À titre de comparaison, Airbus fabrique 42 monocouloirs par mois et Bombardier prévoit en produire une vingtaine…
Â
Le Comac C919 chinois
Â
La Chine a également de grandes ambitions qui s’incarnent dans l’avion monocouloir développé par la Commercial Aircraft corporation of China, le Comac C919, et dans les avions régionaux ARJ-21 700 de 70 places et ARJ-21-900 de 95 places. Le C919 offrira le fuselage le plus large (3,90 m) et le plus haut (2,25 m) de tous les monocouloirs. Il pourra transporter de 158 à 174 passagers selon les configurations. L’avion sera construit principalement en aluminium-lithium, comme le CSeries, mais les matériaux composites ne compteront que pour 20 % de son poids, comparativement à 46% dans le cas du CSeries. Comac a choisi les moteurs Leap 1C fabriqués par le consortium CFM International pour propulser son C919; ce sont des moteurs similaires à ceux des nouveaux Boeing 737 Max.
Â
Dans le secteur de l’aviation, la Chine a encore un important retard technologique qu’elle essaie de rattraper aussi rapidement que possible. Les progrès sont toutefois plus lents que prévu, ce qui explique qu’on a dû réduire la proportion de matériaux composites utilisés dans le C919. Le programme a également pris un an de retard, le premier vol étant maintenant prévu pour la fin de 2015. Comac affirmait lors du salon du Bourget avoir vendu 380 exemplaires du C919, principalement à des transporteurs chinois.
Â
Depuis 2012, Bombardier s’est engagé à aider Comac à mettre le C919 au point. L’idée est de faire du C919 et du CSeries des avions complémentaires pouvant être exploités facilement par un même transporteur. L’objectif est de développer des aspects communs aux deux avions, notamment au niveau du cockpit. Bombardier aidera également Comac à faire certifier son avion en occident, collaborera à la vente, au marketing et au service après-vente. L’avionneur montréalais semble estimer que le C919 ne sera pas en mesure de livrer une véritable concurrence à un éventuel avion de 150 places, un CS500, qu’il pourrait décider de lancer dans l’avenir.
Â
La route à parcourir pour le C919 pourrait être longue et ardue si on en juge par les déboires de l’autre appareil développé par Comac, l’avion régional ARJ-21. La conception de cet avion de 70 à 95 places selon les versions, a été lancée en 2002 et le premier décollage a eu lieu en 2008. Les essais en vol ont toutefois fait apparaître de nombreux problèmes, longs à corriger, touchant notamment l’avionique et le train d’atterrissage. Il semble que la certification chinoise pourrait être obtenue en 2014, huit années après la date initialement prévue.
Â
La japonaise Mitsubishi
Â
Le dernier joueur important dans ce tableau est la compagnie Mitsubishi et son avion régional MRJ. La cabine de cet avion reprend les dimensions des E-Jets d’Embraer. L’avion japonais pourrait d’ailleurs devenir le principal concurrent du brésilien. Les deux avionneurs proposent des appareils dont les ailes et le fuselage sont fabriqués d’aluminium conventionnel; les deux utilisent les mêmes moteurs PW1000G, de type turbosoufflante à réducteur, fabriqués par Pratt & Withney, et les deux visent le même marché, celui des avions régionaux. Au dernier salon du Bourget, Mitsubishi affirmait avoir obtenu 165 commandes fermes et 160 options. Le développement de l’avion a toutefois pris beaucoup de retard. L’entrée en service était initialement prévue pour 2013, mais il semble qu’elle sera reportée en 2016.
Â
Mitsubishi possède une longue expérience de l’aviation et on se souvient encore des formidables Zéro qui équipaient l’aviation japonaise durant la Deuxième Guerre mondiale. Après la guerre, Mitsubishi est devenu un très important fabricant de composantes pour les avionneurs occidentaux. Boeing lui a notamment confié la fabrication en composite des caissons d’ailes de son 787. Toutefois, Mitsubishi s’est surtout spécialisé dans la fabrication d’avions militaires d’origine américaine qu’elle modifiait et construisait sous licence. Ces avions étaient uniquement vendus au gouvernement japonais, car la constitution du pays interdit l’exportation d’armements. Mitsubishi n’a pas fabriqué beaucoup d’avions civils, uniquement de petits turbopropulseurs comme les MU-2, qui ne pouvaient transporter qu’une douzaine de passagers.
Â
Pour les transporteurs aériens, une des questions importantes dans le cas des avionneurs russes, chinois et même japonais est de savoir s’ils s’intéresseront véritablement à long terme au marché civil et s’ils deviendront des fournisseurs fiables, offrant un bon service après-vente. Des toilettes brisées pour lesquelles on ne peut pas obtenir de pièces de rechange suffisent à transformer un avion de ligne en un coûteux objet inutile.
Â
Les avionneurs asiatiques et russes sont principalement des fabricants d’avions militaires, étroitement liés à leurs gouvernements qui définissent leurs priorités. Dans le cas des compagnies russes et chinoises, les gouvernements contrôlent étroitement leurs finances et leurs priorités. Pour réussir dans le marché des avions civils, ces compagnies devront convaincre les transporteurs aériens qu’ils peuvent fournir une qualité de service aussi bonne que celle des compagnies occidentales qu’elles aspirent à remplacer.
Daniel Bordeleau
Daniel.h.bordeleau@infoaeroquebec.net
Â
Diplômé universitaire en histoire, journalisme et relations publiques, en 1993, Philippe Cauchi amorce une carrière de journalisme, analyste et consultant en aérospatiale. En 2013, il fonde avec Daniel Bordeleau, le site d’information aérospatial Info Aéro Québec.
Commentaires