Les analystes financiers sont des spécialistes de la calculette, dont les conclusions sont rarement débattues sur la place publique. On leur fait confiance ou on dénonce leurs conclusions sans les discuter parce qu’on n’est pas en mesure de contester leurs méthodes d’analyse opaques. Le récent débat sur ce que pourrait être le prix de vente de la division Transport de Bombardier en constitue un bon exemple.
Les analystes interviewés par les journalistes ont lancé des estimations très différentes. Chris Murray, d’AltaCorp Capital, arrive à un prix de vente maximum de 5,4 milliards de dollars américains. Benoit Poirier, de Valeur Mobilières Desjardins, à 4,6 milliards et Walter Spracklin, de RBC Marchés des capitaux, à seulement 3,47 milliards.
Pour effectuer leurs calculs, les analystes tiennent compte de nombreux facteurs comme la valeur boursière de la compagnie, ses ventes, ses profits, etc. Néanmoins, ces analyses donnent des résultats qui surprennent dans le cas de Bombardier Transport.
Des estimations à prendre avec des baquettes… japonaises
Les comptables de la multinationale Hitachi semblent avoir une méthode de calcul bien différente. La compagnie japonaise est en voie de concrétiser l’acquisition de deux sociétés italiennes, Ansaldo STS et AnsaldoBreda, pour environ 1,9 milliards d’euros.
Ansaldo STS, dont le géant Finmecanica détient 40% des actions et qui est inscrite à la Bourse de Milan, commercialise des systèmes de signalisation et de gestion du trafic ferroviaire. C’est d’ailleurs cette entreprise qui est la principale responsable du récent retard de six mois encouru dans la mise en service des nouvelles rames du métro de Montréal. Ansaldo STS a enregistré des ventes de 1,3 milliards d’euro en 2014 et des profits avant taxes (EBIT) de 125 millions d’euros, ce qui donne une jolie marge de profit de 9,6 %.
La seconde entreprise achetée, AnsaldoBreda, une filiale à part entière de Finmecanica, est nettement en moins bonne santé, ce qui explique qu’Hitachi ne paiera que 36 millions d’euros pour cette portion de la transaction. Les revenus d’AnsaldoBreda ont été de 728 millions l’an dernier et elle a enregistré une perte de 42 millions soit 5,8 %.
L’euro et le dollar américain sont pratiquement à parité (1$ US=91,6 euro), ce qui simplifie les comparaisons. Grosso modo, Hitachi va débourser environ 2 milliards d’euros pour acheter des entreprises qui effectuent 2 milliards de ventes par année. Il faut également prendre en considération les facteurs additionnels suivants. Ansaldo STS est une compagnie en bonne santé qui vend ses produits à travers le monde et qui enregistre de bons profits. Par contre, AnsaldoBreda est un manufacturier d’équipement ferroviaire régional qui n’effectue qu’une petite partie de ses ventes à l’étranger. C’est un canard qui boite depuis longtemps et qui perdait encore 227 millions d’euros en 2013. Son principal atout est de contrôler le lucratif marché italien. Dans ce contexte, comment expliquer l’évaluation beaucoup moins généreuse que les analystes font de Bombardier Transport ?
La valeur de Bombardier Transport
Les analystes financiers arrivent à calculer la valeur «mathématique» d’une entreprise. Dans le cas de Bombardier Transport un prix de 5,4 milliards de dollars américains achète des ventes de 9,6 milliards de dollars. Donc un dollar de valeur achète 1,78 dollar de ventes. En utilisant un ratio de 1 : 1 comme dans le cas d’Hitachi avec Ansaldo, la valeur de Bombardier Transport devrait avoisiner les 9 milliards de dollars
Le problème des analystes est qu’ils ont beaucoup de difficulté à passer de la valeur «mathématique» à la valeur «stratégique» d’une entreprise. Dans le cas de Bombardier Transport, il faut considérer qu’avec des ventes de 9,6 milliards de dollars américains, effectuées dans plus de 60 pays, Bombardier transport est de loin le plus important fabricant de matériel ferroviaire hors de Chine. Alstom est second, avec des ventes de 6 milliards d’euros l’an dernier.
Malgré ses problèmes financiers, Bombardier transport a poursuivi le développement de nouveaux produits tel que son train à grande vitesse V300 Zefiro ainsi que de plusieurs autres systèmes avant-gardistes comme la propulsion à batterie PIMOVE qui offre un système de recharge par induction. Une version du V300 Zefiro, d’ailleurs fabriquée en partenariat avec AnsaldoBreda, sera mise en service entre Rome et Milan en juin prochain sous le nom de Frecciarossa 1000. Bombardier transport espère que ce train, dont la vitesse maximale est de 360 km/h, pourra également faire des percées sur les marchés allemand et français où le processus de remplacement des plus anciens trains à grande vitesse commencera prochainement.
En tenant compte de facteurs stratégiques comme ceux-ci, la valeur réelle de Bombardier est probablement bien supérieure aux 5,4 milliards de dollars américains calculé par le plus optimiste de nos analystes. Mais évidemment il faut trouver le bon acheteur…
Encore les Chinois
À ce sujet, l’agence de nouvelle Reuter nous apprend que les compagnies chinoises CNR et CSR seraient intéressées à faire l’acquisition de Bombardier Transport. Rappelons que ces deux compagnies sont en voie de fusionner leurs opérations pour créer un géant dont les ventes atteindront les 26 milliards de dollars américains.
Si ce tandem achetait Bombardier Transport, et il le souhaite certainement, nous assisterions à la naissance d’un monstre dont les ventes annuelles atteindraient les 35 milliards. Les plus proches concurrents, Alstom et Siemens, avec des ventes de 5 à 6 milliards chacun, se retrouveraient repoussés au rang de distants seconds. Hitachi et quelques autres dont les ventes avoisinent les 2 à 4 milliards se retrouveraient à la traîne, très loin derrière.
Les économies d’échelle que pourraient réaliser cette énorme entreprise pourraient être considérables et devenir rapidement une sérieuse menace pour la survie de ses concurrents. Les répercussions sur l’emploi, en Europe surtout, risqueraient également d’être catastrophiques.
C’est un scénario que Bombardier va probablement utiliser pour faire monter les enchères. Par contre, il ne faut pas paniquer. Ce scénario est politiquement inacceptable, pour les autorités tant européennes qu’américaines. Les organismes chargés de réglementer la concurrence, la Federal Trade Commission (FTC) à Washington et la Commission européenne à Bruxelles, vont certainement opposer leur veto à la naissance d’un tel géant.
Ces scénarios demeurent très hypothétiques, mais il est certain qu’ils ajouteront beaucoup de piquant à l’assemblée annuelle des actionnaires de Bombardier. Un événement à ne pas manquer qui se tiendra jeudi prochain à 9h30, à l’hôtel La Plaza de Montréal.
Après des études en science politique à l’Université du Québec à Montréal et à l’Institut d’études politiques de Paris, Daniel Bordeleau a entamé une carrière de journaliste qui s’étale sur plus de 35 ans. Il a travaillé principalement pour la Société Radio-Canada où il est d
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